Elle s’avança à sa rencontre tandis que lui-même sortait de la file et se dirigeait vers elle d’un pas vif. Quelques spatiaux qui cornaquaient les ex-détenus vers l’infirmerie tentèrent de l’intercepter, mais Desjani les arrêta d’un signe. « Vie ? répéta Fensin avec étonnement en arrivant à leur hauteur. Quand donc t’es-tu engagée dans la flotte ? Tu n’as pas pris une ride.
— Vie ? marmotta Desjani, trop bas pour se faire entendre de quiconque hormis Geary.
— Soyez aimable », lui intima-t-il avant d’aller rejoindre Rione.
Celle-ci secouait la tête, l’air embarrassée. « Je me sens pourtant beaucoup plus âgée et je ne me suis pas engagée dans la flotte. Kaï, puis-je te présenter son commandant en chef, le capitaine John Geary ?
— Geary ? » Le capitaine eut un sourire empreint d’incrédulité. « On nous avait bien dit, à bord des navettes, qui commandait à la flotte. Qui d’autre aurait pu la conduire jusqu’ici pour nous libérer ? » Prenant brusquement conscience avec horreur de sa tenue, il se mit au garde-à-vous. « C’est un honneur, capitaine. Un grand honneur.
— Repos, capitaine, ordonna Geary. Détendez-vous. Nous aurons largement le temps plus tard de nous montrer protocolaires.
— Oui, capitaine, convint Fensin. J’ai servi naguère avec un autre Geary. Michael Geary. Un de vos arrière-petits-neveux. Nous étions jeunes officiers ensemble à bord du Vainqueur. »
Geary sentit s’estomper son propre sourire. Fensin s’en aperçut et afficha une mine anxieuse. « Je vous demande pardon. Serait-il mort ?
— Peut-être, répondit Geary en se demandant comment sonnait sa voix. Son vaisseau a été détruit dans le système mère syndic alors qu’il couvrait la retraite de la flotte.
— Il s’est payé une “Geary” ? éructa Fensin, évoquant le dernier combat héroïque qui avait fait la renommée de Black Jack. Lui entre tous… Euh… je veux dire… » Ses gaffes à répétition semblaient l’horrifier.
« Je comprends, laissa tomber Geary. Ayant été élevé dans l’ombre de Black Jack, il n’avait pas une très haute opinion de sa personne. Mais, à la fin, confronté à une situation identique, il a paru mieux me comprendre. » Il était plus que temps d’orienter la conversation vers des sujets moins embarrassants. « Comment avez-vous fait la connaissance de la coprésidente Rione ?
— Coprésidente ? » Le regard de Fensin se reporta sur Rione.
Elle confirma d’un signe de tête. « De la république de Callas. Et… euh… sénatrice de l’Alliance, bien sûr, par le fait. Je suis entrée en politique pour servir l’Alliance après que Paol… » Rione s’interrompit et battit rapidement des paupières. « On m’avait dit qu’il était mort, mais j’ai appris dernièrement qu’il vivait encore quand il a été fait prisonnier. Saurais-tu quelque chose ? »
Fensin ferma brièvement les yeux. « J’étais sur le même vaisseau que l’époux de Vie, expliqua-t-il à Geary. Euh… Veuillez me pardonner… de la coprésidente Rione.
— Je suis toujours Vie pour toi, Kaï. Alors, as-tu des informations ?
— Nous avons été très vite séparés après notre capture, déclara Fensin d’une voix contrite. Paol était grièvement blessé. On m’avait dit qu’il était mort à bord du vaisseau, si bien que j’ai été très surpris d’apprendre qu’il avait survécu. Puis les Syndics ont emporté les grands blessés, probablement pour les soigner, mais… » Il fit la grimace. « Vous savez ce qu’il advient parfois des prisonniers.
— Ils l’ont tué ? demanda Rione d’une voix fluette.
— Je n’en sais rien. Que mes ancêtres m’en soient témoins, Vic. Je n’en sais strictement rien. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui ni de ceux qu’on a embarqués avec lui. » Fensin haussa les épaules, le visage crispé par le regret. « D’autres spatiaux de notre vaisseau se trouvaient dans ce camp. Aucun n’a été transféré à bord de l’Indomptable, me semble-t-il, mais nous avons beaucoup parlé. On n’a rien de mieux à faire dans ces camps si les Syndics ne vous font pas creuser des tranchées ou casser des cailloux. Nul n’a été capable de me dire ce qu’était devenu Paol. J’aimerais pouvoir t’offrir un ultime souvenir de lui, ses derniers mots, mais le chaos était général, les Syndics nous triaient et lui-même était inconscient. »
Rione parvint à sourire. « Je sais ce qu’auraient été ses derniers mots. »
Fensin hésita ; son regard oscillait entre Rione et Geary. « Les commérages allaient bon train à bord des navettes. Les gens s’efforçaient de se remettre à la page. Il y a eu des allusions à propos d’une politicienne et du commandant de la flotte.
— Le capitaine Geary et moi avons eu une brève liaison, déclara Rione d’une voix ferme.
— Qui a pris fin quand elle a appris que son mari était peut-être encore en vie », ajouta Geary. Ce n’était pas la stricte vérité, mais ça s’en rapprochait suffisamment pour qu’il pût l’affirmer en toute conscience.
Le capitaine Fensin hocha la tête, l’air à présent un tantinet décomposé. « Je ne l’aurais jamais reproché à Vie, capitaine. Peut-être avant de me retrouver enfermé dans ce camp de travail, quand je croyais encore que l’honneur obéissait à quelques règles simples. Je sais maintenant ce que c’est de se dire qu’on ne reverra plus jamais certaine personne, parce que la guerre durera éternellement, qu’on voit mourir des gens qui y ont passé presque toute leur vie en se persuadant que ce sera bientôt votre tour. Nombre de prisonniers y ont élu un nouveau partenaire, convaincus qu’ils ne reverraient jamais l’ancien. Jusqu’à des gens mariés qui s’éprenaient d’un tiers ou cherchaient à s’en faire aimer. Dans un sens comme dans l’autre, leur retour apportera beaucoup de souffrance. » Il fixa Rione. « Je suis dans ce cas. »
Rione soutint son regard avec davantage de douceur et de compréhension que Geary ne l’aurait cru possible de sa part, comme si ces retrouvailles avec un homme appartenant à son passé la ramenaient en arrière, à une époque plus heureuse. « Elle est montée avec toi à bord de ce vaisseau ?
— Elle est morte. Il y a trois mois. Les radiations posent parfois de gros problèmes de santé sur cette planète, et les Syndics ne gaspillent pas franchement leur fric en soins médicaux pour les prisonniers. » Le regard de Fensin était comme hanté à présent. « Puissent les vivantes étoiles me le pardonner, mais je ne cesse de me dire que ça m’aura beaucoup facilité l’existence. J’ignore comment se porte ma femme maintenant, si elle sait seulement que je suis toujours en vie, mais je ne tiens pas à devoir choisir. Je ne suis pas devenu un monstre, Vie. Mais je ne peux pas m’empêcher d’y penser.
— Je comprends, répondit Rione en tendant la main vers le bras de Fensin. Laisse-moi te conduire à l’infirmerie avec les autres pour un examen. » Tous deux s’éloignèrent, suivis par le regard de Geary.
Desjani s’éclaircit discrètement la voix. « Revenu par la seule grâce de nos ancêtres, murmura-t-elle.
— Ouais. Foutue histoire.
— Ça fait plaisir de voir qu’elle peut se montrer humaine, ajouta Desjani. Vie, je veux dire. »
Geary se tourna vers elle en fronçant légèrement les sourcils. « Vous savez comment elle réagirait si elle vous entendait l’appeler ainsi ?
— Tout à fait, répondit Desjani. Mais ne vous faites pas de bile, capitaine. Je garde ça pour le bon moment. »
Geary s’accorda quelques instants de silence, en priant pour ne pas se trouver trop près quand ce moment viendrait, puis : « Combien de ces prisonniers libérés pourraient-ils s’ajouter aux effectifs de votre équipage ?