— Je n’en sais rien encore, capitaine. C’est un peu comme quand nous avons exfiltré ces gens de Sutrah. Il va falloir les interroger pour évaluer leurs compétences et vérifier qu’ils ne sont pas trop rouillés. Puis le système de gestion des effectifs aidera à leur affectation sur les différents vaisseaux.
— Pourriez-vous…
— Je peux garder le capitaine Fensin sur l’Indomptable, capitaine. » Elle lui jeta un regard dur. « Avec un peu de chance, il occupera la politicienne et elle ne sera plus dans nos jambes.
— Vous avez le droit de faire preuve de gentillesse même à son égard, vous savez ?
— Vraiment ? » Le masque indéchiffrable, Desjani reporta les yeux sur les prisonniers libérés. « Je dois aller accueillir les autres à bord de l’Indomptable, capitaine.
— Verriez-vous un inconvénient à ce que je leur souhaite en même temps que vous la bienvenue dans la flotte ?
— Bien sûr que non, capitaine. » Elle lui jeta un regard contrit. « Je sais combien vous détestez leurs réactions à votre vue.
— Euh… ouais… Mais il n’en reste pas moins qu’il est de mon devoir de les accueillir. »
Se déplacer au milieu de ces gens, dont certains avaient atteint un âge avancé après des décennies de détention dans le camp de travail syndic, tout en sachant que tous étaient nés longtemps après lui, ne laissait pas de lui faire une étrange impression. S’agissant de l’équipage de l’Indomptable, il l’avait sans doute surmontée, réussissant à oublier qu’ils avaient commencé leur vie de très nombreuses années après que la sienne avait prétendument pris fin. Mais la vue de ces prisonniers lui rappelait de nouveau que même le plus âgé avait vu le jour dans un monde où Black Jack Geary était déjà une figure de légende.
Puis une spatiale blanchie sous le harnais s’adressa à lui dans son dos. « J’ai connu quelqu’un du Merlon, capitaine. Quand j’étais petite. »
Geary s’arrêta pour l’écouter, non sans ressentir une curieuse impression de vide intérieur. « Quelqu’un du Merlon ?
— Oui, capitaine. Jasmine Holoran. Elle était… euh…
—… affectée à la batterie de lances de l’enfer alpha un.
— Oui, capitaine ! » Son visage s’éclaira. « Elle a pris sa retraite dans mon quartier. On allait écouter ses récits. Elle nous a toujours dit que vous étiez exactement comme l’affirmait la légende, capitaine.
— Vraiment ? » Geary se rappelait le visage d’Holoran, se souvenait qu’il avait dû prendre des mesures disciplinaires contre cette jeune spatiale après une soirée de permission mouvementée lors d’une escale sur une planète, revoyait la cérémonie de la promotion où elle avait pris du galon, et un autre épisode encore, au cours duquel il avait fait l’éloge de la batterie dont elle était une des servantes pour l’excellente note qu’elle avait remportée lors d’un test d’aptitude de la flotte. C’était à la fois un matelot compétent et une sacrée semeuse de merde, ni plus ni moins, de ceux qui, appartenant soi-disant à la « moyenne », abattent leur boulot et permettent ainsi aux vaisseaux de se maintenir jour après jour.
La batterie alpha un avait été réduite au silence assez tôt lors de son combat contre les Syndics, mais Geary n’avait pas eu l’occasion d’apprendre qui, parmi ses servants, avait survécu à la perte de leur arme. Holoran s’en était donc tirée et avait réussi à quitter le Merlon. Elle avait encore servi dans la flotte durant les années de guerre suivantes et y avait également survécu, quand tant d’autres avaient trouvé la mort. Elle avait pris sa retraite sur sa planète natale et raconté aux petits enfants curieux des histoires sur lui. Puis elle était morte à un âge avancé alors qu’il dérivait encore dans l’espace, plongé dans le sommeil de survie.
« Capitaine. » Desjani se tenait à ses côtés, le visage impavide mais le regard empreint d’inquiétude. « Tout va bien, capitaine ?
— Oui, merci, capitaine Desjani », prit-il le temps de répondre alors que les émotions bouillonnaient en lui, non sans se demander pendant combien de temps il était resté planté là sans mot dire. Il reporta son attention sur l’ex-prisonnière. « Et merci à vous de m’avoir donné des nouvelles d’Holoran. C’était un bon matelot.
— Elle nous a dit que vous lui aviez sauvé la vie, capitaine, ajouta hâtivement la vieille femme. La sienne et celle de nombreux spatiaux. Remercions les vivantes étoiles de la présence de Geary, disait-elle. Sans son sacrifice, je serais morte à Grendel et j’aurais manqué beaucoup de choses. Son mari était déjà mort à l’époque, bien sûr, et ses enfants engagés dans la flotte.
— Son mari ? » Il était certain qu’Holoran n’était pas encore mariée lorsqu’elle servait sur le Merlon.
À cause de son geste, elle avait survécu, vécu longtemps, s’était mariée et avait eu des enfants.
« Capitaine ? » répéta Desjani d’une voix un peu plus pressante.
Visiblement, Geary était encore resté coi un bon moment à ressasser ces pensées. « Tout va bien. » Il inspira profondément, comme brusquement soulagé du poids d’un fardeau qu’il n’avait pas eu conscience de porter sur les épaules. « J’ai changé le cours des choses, murmura-t-il pour les seules oreilles de Desjani.
— Bien sûr.
— C’est un plaisir de vous connaître, affirma-t-il à la vieille femme. De rencontrer quelqu’un qui a connu un de mes anciens matelots. » Et il le pensait sincèrement, se rendit-il compte avec étonnement. Ce moment qu’il avait redouté l’avait délivré d’une partie de la souffrance que lui inspirait la perte de son propre passé. « Je ne les oublierai jamais et vous venez de me remettre l’une d’eux en mémoire. »
La femme rayonnait de plaisir. « C’est le moins que je puisse faire, capitaine.
— C’est beaucoup, rectifia-t-il. Pour moi. Encore merci. » Il fit un signe de tête à Desjani. « Tout va bien, répéta-t-il.
— À ce qu’il semble, en effet. » Elle sourit. « Libérer nos prisonniers de guerre ranime de nombreux fantômes, n’est-ce pas ?
— Et nous apporte aussi un peu de paix quand nous avons le courage de les regarder dans les yeux. » Il adressa encore quelques mots de remerciement à la vieille femme puis reprit son chemin pour converser avec d’autres, tandis qu’une douce chaleur se substituait au vide intérieur qui l’habitait un peu plus tôt.
Elle ne devait pas le réchauffer longtemps. Ils n’avaient pas quitté la soute des navettes, Desjani et lui, qu’un appel en urgence leur tombait dessus.
« Capitaine Geary ? le héla la vigie des opérations, dont l’image sur l’écran de son communicateur était minuscule. Il y a un problème avec les prisonniers de guerre, semble-t-il. »
Au temps pour ces moments de détente. « Lequel ?
— Les plus haut gradés exigent leur transfert à bord de l’Indomptable et leur placement sous protection. » À ce qu’il parvenait à distinguer de l’expression du lieutenant, elle-même semblait douter de ses propres paroles.
Geary se contenta de fixer son communicateur pendant quelques secondes, puis : « Ils me demandent de les mettre aux arrêts ?
— Oui, capitaine. Voulez-vous leur parler ? »
Pas spécialement. Mais il effleura le plus large panneau de communication de la cloison et fit signe à Desjani. « Écoutez avec moi, s’il vous plaît. »
Le panneau s’éclaira, affichant une image beaucoup plus grande. Il aperçut deux femmes et un homme ; ce dernier et une des femmes arboraient l’insigne de capitaine de la flotte sur les vieux vêtements fournis par les Syndics, et l’autre femme les galons de colonel de l’infanterie. Tous trois donnaient l’impression d’être relativement âgés, incitant Geary à se demander depuis quand ils étaient retenus prisonniers. « Je suis le capitaine Geary. Que puis-je pour vous ? »