Il leur fallut un petit moment pour répondre ; ils le fixaient d’une façon à laquelle il avait fini par s’habituer mais dont il savait qu’il n’y prendrait jamais goût. Celle qui portait l’insigne de capitaine se décida enfin : « Nous exigeons d’être placés le plus tôt possible à l’isolement sous protection, capitaine Geary.
— Pourquoi ? On vient tout juste de vous libérer d’une prison. Pour quelle raison tenez-vous tant à vous retrouver enfermés dans une des cellules de la flotte ?
— Nous avons des ennemis parmi les ex-détenus, répondit l’homme. Nous étions responsables des prisonniers en raison de notre grade et de notre ancienneté. Certains désapprouvaient les décisions que nous avons prises au cours des dernières décennies. »
Geary jeta un regard vers Desjani, qui fixait les trois gradés en fronçant les sourcils. « Je suis le capitaine Desjani, commandant de l’Indomptable. Quelles sont les décisions qui vous ont valu ces démêlés ? »
Les trois officiers se regardèrent avant de répondre puis le colonel de l’infanterie prit à son tour la parole : « Des décisions autoritaires. Nous étions contraints de tenir compte des agissements des prisonniers et de leurs conséquences. » Geary lui-même se rendait compte qu’ils évitaient d’entrer dans le détail. Desjani se pencha vers lui. « Faites ce qu’ils demandent. Arrêtez-les. Mieux vaut les avoir sous la main en attendant de découvrir le pot aux roses. »
Il acquiesça, mais son hochement de tête donnait l’impression d’être adressé aux trois ex-prisonniers. « Très bien. Nous allons devoir enquêter, mais, d’ici là, j’accède à votre requête. » Il consulta les données qui s’affichaient près de leur image. « Vous êtes tous les trois à bord du Léviathan ? Je vais ordonner au capitaine Tulev de vous confiner dans vos quartiers.
— Nous serions plus rassurés si vous nous placiez directement sous votre contrôle, capitaine. »
Le visage de Geary se durcit. « Le capitaine Tulev est un officier de confiance parfaitement sûr. Vous ne pourriez pas vous trouver entre de meilleures mains. »
Ils échangèrent encore des regards. « Il nous faut des gardes, capitaine Geary. »
De plus en plus singulier. « Le capitaine Tulev placera des fusiliers en faction devant vos portes. Avez-vous autre chose à me dire ?
— Nous préparons un rapport officiel circonstancié de nos faits et gestes, affirma la capitaine après une brève hésitation.
— Merci. J’ai hâte d’en prendre connaissance. Ici Geary. Terminé. » Il coupa la connexion et appela Tulev. « Il se passe un truc bizarre, capitaine. »
Tulev écouta sans manifester aucune émotion. « Je placerai des sentinelles, capitaine Geary. Des ex-prisonniers libérés m’ont d’ores et déjà posé des questions, en exigeant que je leur apprenne où ils pouvaient trouver ces trois gradés.
— En exigeant ?
— Oui. J’avais déjà pris la décision de les mettre à l’isolement en attendant de découvrir la raison de cette hostilité à leur égard. »
Desjani intervint de nouveau. « Ces gens qui voulaient savoir où ils se trouvaient ont-ils exprimé les raisons de leur intérêt ?
— Non. Ils me dissimulent leurs vrais mobiles. Mais ce sont tous des gradés. Je finirai par découvrir ce que ça cache. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois poster ces gardes. »
Geary se tourna vers Desjani dès que Tulev eut coupé la communication. « Avez-vous une idée de ce que ça signifie ?
— Quelques-unes. Ils ont l’air de craindre pour leur vie, ce qui laisse entendre quelque chose de bien plus grave qu’un simple désaccord sur la sagesse de certaines de leurs décisions.
— En ce cas, pourquoi les autres prisonniers ne nous informent-ils pas de ce qui s’est passé au lieu de nous dissimuler la nature de leurs problèmes avec ces officiers supérieurs. Pourquoi n’ont-ils pas été capables de… » Geary s’interrompit brusquement pour appeler Carabali. « Colonel, avez-vous rencontré les trois officiers de l’Alliance responsables du camp ? »
Manifestement épuisée par le récent combat, son treillis strié de taches de transpiration et froissé là où sa cuirasse l’avait comprimé, Carabali se redressa. « Les deux capitaines et le colonel ? Oui. Ils se sont portés à notre rencontre dès notre atterrissage. Ils ont été évacués par la première navette, me semble-t-il. Je ne me rappelle pas les avoir revus. Quelques ex-prisonniers les cherchaient. » Elle s’accorda une pause. « J’ai vu leurs quartiers. Séparés de ceux des autres. Une sorte de fortin. Un poste de garde syndic était installé juste devant, mais il était déjà déserté quand nous nous sommes posés. Bizarre. Mais je n’ai pas vraiment eu l’occasion de me pencher sur le problème à la surface, capitaine.
— Je comprends, colonel. Merci. » Geary inclina la tête en s’efforçant de réfléchir. « Comment obtenir une réponse, Tanya ? Avant que ça ne tourne mal. »
Desjani, qui s’était concentrée, eut un bref sourire. « Peut-être devrions-nous avoir une conversation en tête-à-tête avec le capitaine Fensin.
— Fensin ? » Il revit l’officier, son apparence et son maintien. Empressé, professionnel et légèrement enclin à s’exprimer impulsivement. « Ça pourrait marcher si Rione nous aidait à l’amadouer.
— Le faut-il ? Oh, vous avez sans doute raison. C’est un levier dont nous pourrions effectivement nous servir s’il lui arrivait de se refermer.
— À vous entendre, on croirait que vous savez déjà ce qui se passe, insinua Geary.
— Non, capitaine. Je crains seulement de m’en douter, et si le capitaine Fensin hésite à parler, je serai peut-être capable de le contraindre à l’admettre. » Elle tapa sur une touche de son communicateur. « Passerelle, tâchez de me repérer la coprésidente Rione et le capitaine Fensin. Ils sont sans doute ensemble à l’infirmerie, pour l’examen médical du capitaine. Le capitaine Geary et moi-même aimerions les retrouver dans la salle de conférence stratégique. Immédiatement.
— Sommes-nous censés sommer la coprésidente Rione de se rendre dans la salle de conférence, commandant ? » s’enquit prudemment la vigie.
Desjani jeta un regard aigre à Geary. « Non, répondit-elle. Dites-lui simplement que le capitaine Geary requiert de façon pressante sa présence et celle du capitaine Fensin dans ce compartiment. Cela devrait satisfaire aux exigences de la diplomatie. »
Le capitaine Fensin souriait quand il s’assit dans la salle de conférence dont Desjani venait de fermer l’écoutille. Rione prit place à côté de lui ; impassible, elle n’en surveillait pas moins de très près Desjani.
Geary ne perdit pas de temps. « Capitaine Fensin… l’affaire de ces trois officiers de l’Alliance responsables du camp de prisonniers… que cache-t-elle ? »
Le sourire de Fensin s’effaça et son visage passa par un certain nombre d’émotions avant qu’il ne réussisse à se contrôler. « Une “affaire” ?
— Nous savons qu’ils ont des problèmes. Pourquoi devraient-ils craindre leurs ex-codétenus ?
— Je ne suis pas sûr de bien comprendre.
— Ce mot sera peut-être davantage compréhensible, lâcha Desjani. Trahison ? »
Fensin se pétrifia. Au bout de quelques instants, son regard se posa sur Desjani. « Comment l’avez-vous découvert ?