— Un mauvais rêve. » Desjani lui jeta un regard inquisiteur et il haussa les épaules. « Sur mon ancien vaisseau, mon réveil et ainsi de suite.
— Oh ! » Elle reporta les yeux sur l’hologramme. « Nous étions tellement stupéfaits de vous avoir retrouvé que nous n’avons pas su voir à quel point vous étiez secoué. J’ai souvent regretté que nous n’ayons pas procédé autrement, sans vous annoncer à brûle-pourpoint qu’il s’était passé un siècle et que tout votre équipage était mort. Vous avez dû me trouver bien brutale.
— Je ne pense pas que ça m’aurait fait du bien et, non, je ne vous ai pas trouvée brutale. Vous compreniez de toute évidence que je brûlais de le savoir, et que personne d’autre ne se donnerait la peine de m’en informer.
— Certainement pas l’amiral Bloch, en tout cas, convint-elle. Je me suis fréquemment demandé quelle impression j’avais pu vous faire la première fois. »
Geary fit la grimace et s’efforça de s’en souvenir. « Mes pensées n’étaient pas très claires. J’étais encore dans les vapes. Je me rappelle m’être demandé comment vous aviez pu amasser autant de décorations, dont la Croix de la flotte. Comment l’avez-vous gagnée, au fait ? »
Desjani soupira. « À Fingal. J’étais encore jeune lieutenant à bord du vieux Buckler. Nous nous sommes battus jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une épave et que les Syndics l’abordent.
— Qu’avez-vous fait ?
— J’ai aidé à les repousser. » Elle leva les yeux et son regard se perdit dans le vague.
« “Aider à les repousser” ne suffirait pas à mériter la Croix de la flotte, fit-il remarquer.
— Je n’ai fait que mon devoir. » Elle observa un instant le silence.
Geary respecta son droit de ne raconter son histoire que quand et où elle le voudrait. Les événements qui lui avaient valu cette médaille étaient peut-être très traumatisants. Il la scruta, étonné qu’elle abordât ces sujets. « Seriez-vous descendue jusqu’ici pour me parler de tout cela ?
— Pas seulement. » Elle s’interrompit pour inspirer profondément. « Je sais que vous n’avez pas l’habitude de débattre de vos projets à l’avance, reprit-elle sur un ton plus officiel.
— Ça m’arrive pourtant », reconnut Geary.
Desjani attendit, mais, constatant qu’il n’ajoutait rien ni ne précisait ses intentions, elle arqua légèrement un sourcil. Sa voix ne trahit toutefois aucune émotion :
« Je me suis repassé les données que nous détenions sur tous les systèmes stellaires que nous pourrions gagner depuis Dilawa. J’imagine que vous comptez sauter vers le système d’Héradao, mais vous n’avez pas encore fait part de vos intentions à la flotte alors qu’elle doit impérativement quitter Dilawa. »
S’il avait bien entendu, c’était, de la part de Desjani, ce qui se rapprochait le plus d’un reproche. Il se rembrunit. « Je n’ai pas encore décidé de notre destination suivante. » Là. Il l’avait dit.
Elle attendit de nouveau qu’il développât puis reprit fermement : « Les autres systèmes accessibles sont Cavalos – mais retourner là-bas ne nous avancerait guère et, au contraire, nous éloignerait davantage de chez nous –, Topira, qui nous ramène à l’intérieur de l’espace syndic, un peu plus bas… Jundin, système isolé et cul-de-sac d’où nous ne pourrions que revenir à Dilawa… et Kalixa, qui est doté d’un portail de l’hypernet syndic. Héradao reste notre seul objectif raisonnable compte tenu de la menace que pose ce portail et des inconvénients que présentent Cavalos, Topira et Jundin.
— J’étais déjà conscient de la situation dans tous les systèmes stellaires que nous pouvons gagner d’ici, déclara Geary. Autre chose ? »
Elle lui jeta un regard dur et ignora sa rebuffade implicite. « Certaines des archives syndics que nous avons capturées à Sancerre signalent que des prisonniers de guerre de l’Alliance seraient internés dans un camp de travail d’Héradao.
— Je n’en suis pas moins conscient.
— Capitaine Geary, je suis un officier de la flotte et le commandant de votre vaisseau amiral ; ces deux positions m’obligent à vous donner mon avis et mon opinion quand je le juge nécessaire. »
Geary hocha la tête. « Je ne le nie pas. Vous m’avez donné votre sentiment. Merci. Il y a de nombreux autres facteurs à prendre en compte.
— Par exemple ? »
Il la dévisagea, déstabilisé par cette question abrupte. « J’en suis encore à les… formuler mentalement.
— Je saurais peut-être vous y aider. »
Sans trop comprendre pourquoi, Geary sentit s’élever en lui comme un mur de mauvaise volonté. « J’apprécie votre proposition, mais je ne suis pas encore prêt à débattre de nos options. Tous les systèmes stellaires que nous pourrions gagner d’ici offrent à la fois avantages et inconvénients.
— Ça ne vous ressemble pas de reculer devant une décision, capitaine Geary. »
Il se renfrogna de nouveau, de façon encore plus accentuée. « Je ne recule pas devant une décision et cette discussion ne m’est d’aucun secours. Autre chose ? répéta-t-il.
— Qu’en est-il des prisonniers de guerre d’Héradao ? demanda Desjani d’une voix chaque seconde plus coupante.
— D’une part, nous ignorons s’ils s’y trouvent encore, répliqua Geary, qui commençait lui aussi à s’énerver. Toutes les archives syndics dont nous nous sommes emparés sont anciennes. Ce camp de prisonniers est peut-être délocalisé depuis longtemps. D’autre part, les Syndics se douteront que la présence à Héradao de prisonniers de guerre de l’Alliance devrait accroître les probabilités d’un passage de la flotte, et ils pourraient bien d’ores et déjà nous y tendre un piège. »
Desjani resta un instant plantée là sans mot dire, à contrôler le rythme de sa respiration de manière inusitée, puis elle reprit la parole : « Comment pourraient-ils savoir que nous connaissons l’existence de ce camp de prisonniers d’Héradao ? Ils ignorent de quelles archives nous nous sommes emparés. »
Question légitime, mais qui ne manqua pas, sans qu’il sût pourquoi, d’irriter Geary davantage. « Vous savez pertinemment que je suis disposé à prendre des risques raisonnés pour libérer nos prisonniers de guerre.
— Oui, capitaine. »
En dépit du sens littéral de ce terme, Geary avait appris qu’un simple oui, dans la bouche de Desjani, signifiait qu’elle était mécontente et en désaccord avec lui sur quelque point. « Je ne suis pas persuadé que les avantages présentés par Héradao contrebalancent les risques encourus, ajouta-t-il, son exaspération croissante conférant davantage de chaleur à ses paroles.
— Capitaine, je dois respectueusement vous faire remarquer que ces risques existent où que nous allions et que plus nous nous attarderons ici, plus ils augmenteront. »
Son ton n’échappa pas à Geary, dont la mâchoire se crispa. « Et je vous ferai respectueusement remarquer que c’est moi qui suis responsable de la survie de la flotte, pas vous.
— Je tâcherai de m’en souvenir, capitaine », déclara-t-elle sèchement.
Il la fusilla du regard. « Ce comportement et cette conversation ne me facilitent pas beaucoup la vie, savez-vous ? »
Elle pivota légèrement pour lui faire face et lui retourna son regard noir. « Je ne voudrais pas me montrer trop brutale, mais, pour l’heure, vous faciliter la vie n’arrive pas spécialement en tête de la liste des priorités. C’est vrai pour un commandant de vaisseau, et ça l’est encore plus pour celui de la flotte. J’ai le devoir, je le répète, de le conseiller de mon mieux, et je le ferai, foutredieu, même s’il préfère ne pas tenir compte de mon avis !