— Je commande à un croiseur de combat, répondit-elle. Qu’ont-ils fait exactement ?
— J’ai fait le serment…
— Vous en avez prêté un autre à l’Alliance antérieurement, capitaine. Je suis votre supérieur hiérarchique et j’exige un rapport complet. »
Geary se rendit compte que Desjani avait pris le contrôle de l’interrogatoire ; mais, dans la mesure où elle obtenait des réponses, il ne protesta pas.
Rione s’en chargea pour lui. « J’aimerais bien qu’on m’explique. On n’a même pas laissé au capitaine Fensin le temps de subir son examen médical.
— Vous aurez sans doute votre explication dès qu’il aura répondu au capitaine Desjani », rétorqua Geary.
Fensin, qui dévisageait Desjani, se laissa retomber en arrière en se massant le visage à deux mains. « Ça ne m’a jamais plu de toute façon. Si nous parvenions à nous en sortir, d’une façon ou d’une autre, tout le monde garderait le silence jusqu’à ce qu’on les cueille. Comme si nous étions une clique de criminels plutôt que des militaires de l’Alliance. Mais les années passant l’une après l’autre, interminablement, ça commençait à devenir flagrant. Nous ne serions jamais secourus, jamais libérés. Il nous fallait faire le nécessaire pour que justice soit rendue. Et les règles n’ont pas changé après notre sauvetage. Nous étions convenus de le faire si l’occasion se présentait. »
Rione tendit la main pour s’emparer de celle de Fensin. « Que s’est-il passé ?
— Que ne s’est-il pas passé, plutôt. » Fensin fixait la cloison, replongé dans le passé. « Ils nous ont trahis. Ces trois-là.
— Comment ? demanda Geary.
— On avait un plan. Nous emparer par la force d’une des navettes d’approvisionnement des Syndics, mais sans en parler. Gagner le spatioport et prendre un vaisseau d’assaut. Seuls vingt prisonniers pouvaient espérer s’échapper, mais ils auraient rapporté de nombreuses informations dans l’espace de l’Alliance. Qui se trouvait dans ce camp, ce que nous savions de la situation à la frontière de l’espace syndic, et ainsi de suite. » Fensin secoua la tête. « Démentiel, sans doute. Une chance sur un million pour que ça marche. Mais, au regard d’une existence entière de prisonnier de guerre, certains trouvaient qu’elle en valait la peine. Ces trois officiers supérieurs ont tenté de nous en dissuader, mais nous leur avons répondu que les ordres de la flotte concernant les prisonniers de guerre tenaient toujours : résister autant que possible. Ils ont alors tout répété aux Syndics. La seule façon de faire avorter ce plan, prétendirent-ils. Car les représailles contre les prisonniers restés seraient par trop sévères. Parce qu’ils avaient accepté de maintenir l’ordre dans nos rangs en échange de certains privilèges pour nous tous. Des privilèges ! De quoi nous nourrir, un minimum de soins médicaux… Bref, ce que les Syndics étaient de toute façon contraints de nous fournir par simple humanité. »
Fensin ferma les yeux. « Quand ils ont eu vent de notre projet, les Syndics ont procédé à des interrogatoires jusqu’à ce qu’ils aient identifié dix des prisonniers qui devaient s’emparer de la navette. Puis ils les ont abattus.
— Était-ce un incident isolé ? s’enquit Geary. Ou bien une ligne de conduite ?
— Un comportement constant, capitaine. Ils se pliaient à la volonté de l’ennemi en nous affirmant que c’était pour notre bien. Restons tranquilles, tenons-nous bien et nous en profiterons tous. Résistons et les Syndics nous broieront. »
Desjani secoua la tête comme si elle s’apprêtait à cracher. « Ces trois individus n’ont pris en compte qu’un seul aspect de leur mission, la préservation de leurs codétenus. Ils ont perdu de vue l’autre facette de leurs responsabilités. »
Fensin opina. « C’est exact, capitaine. Parfois, j’arrive presque à les comprendre. Ils cumulaient entre eux près d’un siècle de détention.
— Pas assez, pourtant, pour oublier l’essentiel », répondit Desjani en regardant Geary.
Embarrassé par la déclaration de Desjani en dépit de la vérité qu’elle contenait (ou peut-être en raison même de cette vérité), celui-ci tapota sur la table pour attirer l’attention de Fensin. « Quel était le but de cette conspiration du silence ? Pourquoi ne pas nous avoir confié aussitôt les agissements de ces trois individus ?
— Nous voulions les tuer nous-mêmes, répondit prosaïquement Fensin. Nous avons tenu clandestinement des cours martiales d’urgence et, dans les trois cas, conclu par un verdict de haute trahison. En temps de guerre, la haute trahison est passible de la peine de mort. Nous souhaitions nous assurer de l’exécution de cette sentence avant qu’ils ne réussissent à faire requalifier ces accusations en délits plus légers par des manœuvres juridiques. Et, à la vérité, nous voulions nous venger, nous et tous ceux qui sont morts par leur faute. » Il regarda autour de lui. « Vous ne pouvez pas savoir ce qu’on ressent… Je… Avons-nous accès à l’imagerie du camp ? Avant que nous ne repartions ?
— Certainement. » Desjani entra quelques instructions et une vue en surplomb du camp de prisonniers d’Héradao apparut au-dessus de la table, tel qu’il se présentait avant d’être pulvérisé lors de la bataille pour la libération de ses détenus.
Le capitaine Fensin, qui manœuvrait les commandes avec toute la maladresse d’un homme qui n’a pas eu l’occasion d’y toucher depuis des années, zooma sur une aile du camp. L’image s’agrandissant, Geary distingua un vaste terrain à ciel ouvert puis s’aperçut qu’il était partiellement planté de rangées de stèles rectilignes. « Un cimetière ?
— Oui, confirma Fensin. Ce camp de prisonniers est en activité depuis quatre-vingts ans. Une génération entière y a vieilli et péri. En raison de la dureté des conditions de vie et du manque de soins médicaux, on n’y a jamais vécu jusqu’à un âge très avancé. » Ses yeux restaient braqués sur les stèles. « Nous étions convaincus que nous y finirions tous enterrés tôt ou tard. On n’organisait plus d’échanges de prisonniers, et pourquoi nous serions-nous attendus à voir la guerre finir un jour ? Au bout de cinq ou vingt ans, les plus fermes convictions se changent en résignation. Nous ne reverrions plus jamais nos familles, nous ne rentrerions jamais chez nous. Ne nous restaient plus que nous-mêmes et notre dignité de soldats de l’Alliance, du moins celle dont nous pouvions encore nous draper. »
Il concentra son attention sur Rione, comme s’il tenait surtout à la convaincre, elle. « Ils ont trahi tout cela. Ils nous ont trahis. Il ne nous restait plus que cela et ils l’ont trahi. Bien sûr que nous voulions les tuer. »
Le silence régna pendant un instant puis Desjani montra l’image qui flottait toujours devant eux. « Les fantassins ont-ils pris des enregistrements de ces tombes quand ils étaient au sol ? Les noms de ceux qui y reposent ?
— J’en doute. » Fensin se tapota le crâne de l’index. « Ce n’était pas nécessaire. Chacun de nous devait mémoriser un certain nombre de noms. J’étais pour ma part chargé de retenir ceux qui commencent par la lettre F. La liste de nos morts honorés reste gravée dans nos mémoires. Nous ne pouvions plus les ramener chez nous puisqu’ils avaient déjà rejoint leurs ancêtres, mais nous rapporterons leur nom à leur famille. »
L’espace d’un instant, Geary s’imagina les détenus emmagasinant laborieusement les noms des morts, comparant leurs listes entre eux et les confiant à la seule forme d’archivage dont ils disposaient. Année après année, ces listes s’allongeaient sans qu’on sût jamais si quelqu’un de l’Alliance en aurait vent un jour, mais on continuait malgré tout de les apprendre par cœur. Il n’était que trop facile de ressentir ce qu’avaient éprouvé les prisonniers de ce camp, dont ils avaient toutes les raisons de croire qu’il resterait leur prison jusqu’à la mort. De comprendre leur besoin de ces rituels et leur sentiment d’avoir été trahis. « Très bien. » Des yeux, Geary adressa une question muette à Rione.