Que j’attends toujours… ? Geary consulta l’heure. Moins d’une journée s’était écoulée depuis que la flotte avait quitté son orbite autour d’Héradao III. Puis la suite de la requête de Vigory lui revint à l’esprit. « Votre affectation à un poste de commandement, dites-vous ?
— Oui, capitaine. » Les yeux de Vigory semblaient le supplier. « J’ai passé en revue les archives de la flotte et constaté que de nombreux vaisseaux destinés à un officier de mon rang et de mon ancienneté étaient commandés par de moins haut gradés.
— Vous attendriez-vous à ce que je relève un commandant déjà en activité pour vous confier son vaisseau ? »
La question parut surprendre Vigory. « Bien entendu, capitaine. »
Geary réprima une violente envie de lui boucler son clapet et s’efforça de répondre d’une voix pondérée mais ferme. « Que ressentiriez-vous si vous perdiez votre commandement dans les mêmes conditions, capitaine ?
— Peu importe. C’est une affaire d’honneur et de respect dû à mon grade et à ma position. Je reste persuadé que tout vaisseau de cette flotte tirerait le plus grand profit de mon expérience et de mon aptitude au commandement. »
Ouais, songea Geary en regardant Vigory. Ce type n’a sans doute jamais nourri le moindre doute. D’après les archives dont il disposait, l’homme avait été fait prisonnier quelque cinq ans plus tôt : il était donc le pur produit d’une flotte où l’honneur individuel primait sur tout le reste et où les vaisseaux combattaient sans se soucier de tactique ni de stratégie. Peut-être faisait-il malgré tout un officier convenable, mais, pour l’heure, reprendre à zéro l’instruction d’un commandant de vaisseau ne lui rapporterait qu’un souci supplémentaire, et ce serait, de surcroît, commettre une grave injustice à l’encontre d’un autre officier. « Capitaine, je vais vous exposer cela le plus clairement possible. Tous les commandants de cette flotte se battent pour moi depuis le système mère syndic et ils se sont courageusement et honorablement comportés lors de nombreux engagements avec l’ennemi. » C’était sans doute exagéré dans certains cas, mais Vigory ne semblait pas homme à comprendre ces nuances. « Je n’en relèverai donc aucun de son commandement sans une bonne raison fondée sur sa conduite. Notre flotte regagne l’espace de l’Alliance et vous pourrez y demander votre affectation au commandement d’un bâtiment en chantier ou d’un vaisseau dont le commandant aura été muté. »
Vigory semblait avoir du mal à comprendre. « J’espère recevoir bientôt une affectation dans cette flotte correspondant à mon grade et à mon ancienneté, capitaine.
— Alors j’ai le regret de vous informer que vos espérances sont mal placées. » Geary s’efforçait de ne pas prendre la mouche, mais il sentait sa voix devenir plus tranchante. « Vous servirez néanmoins, comme l’exige l’Alliance, en tant qu’officier de cette flotte.
— Mais… Je…
— Merci, capitaine Vigory. J’apprécie votre empressement à remplir votre devoir envers l’Alliance. »
La conversation terminée, Geary se rejeta en arrière et se couvrit les yeux de la main. Un instant plus tard, l’alarme de l’écoutille de sa cabine carillonnait. Génial. La matinée court droit à la cata. Il autorisa l’accès et se redressa en voyant entrer Victoria Rione. « Capitaine Geary.
— Madame la coprésidente. » Ils avaient connu de nombreux moments d’intimité dans cette cabine, mais c’était bel et bien fini et aucun des deux ne songerait à se prévaloir de leur ancienne relation.
« J’espère que je ne dérange pas, reprit Rione.
— J’étais seulement en train de me demander pourquoi j’avais tellement tenu à libérer nos prisonniers de guerre à Héradao. »
Elle lui adressa un mince sourire. « Parce que vous avez la déplorable habitude de faire le juste choix quand le bon sens devrait vous souffler le contraire.
— Merci. Je crois. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Les prisonniers de guerre d’Héradao. »
Geary parvint tout juste à réprimer un grognement. « Quoi encore ?
— Il s’agit peut-être d’une bonne nouvelle ou, du moins, de quelque chose d’utile. » Rione indiqua d’un signe de tête une autre section du vaisseau. « Hier, peu après votre départ, Fensin m’a avoué qu’en lui rappelant ses devoirs d’officier de l’Alliance et en l’exhortant à s’y plier, votre capitaine n’aurait sans doute pas pu trouver mieux à lui dire. » Rione marqua une pause. « À ce que m’a confié Kaï Fensin, ce dont les prisonniers de guerre d’Héradao et lui-même manquaient depuis longtemps, c’était d’une poigne ferme et respectée capable de les motiver. Selon lui, tous tireraient profit de la leçon que lui a donnée votre capitaine. »
Geary s’abstint de lui faire remarquer que « son » capitaine avait un nom et que, en l’occurrence, Desjani ne lui appartenait pas. « Ça se comprend parfaitement. Ils n’ont pas l’habitude d’être chapeautés par un supérieur qu’ils respectent, aux ordres duquel ils accepteraient de se plier.
— Kaï m’a suggéré que vous pourriez en faire part à d’autres commandants de la flotte, afin de leur permettre de traiter les prisonniers de guerre à la même enseigne. Ils sont très différents à cet égard de ceux que nous avons libérés à Sutrah.
— Merci, répéta Geary. Je crois qu’il n’a pas tort.
— Non, et votre capitaine non plus. Mon instinct me poussait à protéger Fensin et il se trompait.
— Ne vous fustigez pas. Desjani et Fensin appartiennent tous deux à la flotte. » Rione se contenta d’opiner sans mot dire. « Comment allez-vous ? »
Elle lui lança un regard inquisiteur. « Pourquoi cette question ?
— Vous aviez l’air très contente de revoir le capitaine Fensin. »
Les yeux de Rione jetèrent des éclairs. « Si vous sous-entendez…
— Non. » Geary montra ses paumes en signe d’excuse. « Je ne suggérais rien de tel. Il m’a seulement semblé que ces retrouvailles vous faisaient du bien. »
Rione se calma aussi vite qu’elle avait explosé. « Effectivement. Il me rappelle plein de souvenirs. De ma vie passée.
— Je m’en suis rendu compte. » Mieux valait lui cacher que Desjani s’en était elle aussi aperçue.
« Vraiment ? » Elle baissa un instant la tête. « Je me demande parfois ce qu’il adviendrait si mon mari était encore vivant et que nous nous retrouvions. Durant toutes ses années d’absence, j’ai changé de multiples façons. Je suis devenue plus forte, plus dure… et je ne suis plus la femme qu’il a laissée.
— Je l’ai vue, cette femme. Quand vous étiez avec Kaï Fensin.
— Vous croyez ? » Rione soupira. « Il me reste peut-être un peu d’espoir, alors. Peut-être n’est-elle pas vraiment morte.
— Que non pas, Victoria. »
Rione releva les yeux et lui adressa un sourire torve. « C’est l’une des rares occasions où vous pouvez encore m’appeler par mon prénom, John Geary. Merci. J’ai dit tout ce que j’avais à dire. » Elle se dirigea vers l’écoutille mais s’arrêta sur le seuil, le dos tourné. « Remerciez de ma part votre capitaine pour les paroles qu’elle a adressées au capitaine Fensin. Je lui en sais gré. » Puis elle s’esbigna et l’écoutille se referma en coulissant.
Geary rédigea un message exhortant ses commandants à se montrer fermes envers les ex-prisonniers d’Héradao III et à leur affecter un poste le plus tôt possible. Il s’adossa à son siège après l’avoir envoyé et contempla de nouveau l’hologramme des étoiles.
Deux jours, grosso modo, avant que la flotte n’atteigne le point de saut pour Padronis. Ce système stellaire dépourvu de présence syndic connue serait sans doute paisible. Dans cette même mesure, Atalia, le suivant et le dernier qu’il leur faudrait traverser, devrait également l’être en dépit de son fort peuplement. Si les services du renseignement ne mettaient pas totalement à côté de la plaque, les Syndics avaient épuisé toutes leurs ressources et ne devaient donc plus disposer d’un nombre assez conséquent de vaisseaux pour interdire à sa flotte de rentrer chez elle.