Kila lui décocha un regard noir. « Juste en passant, en ce cas, capitaine Geary… Vous n’êtes pas pour tenir les gens responsables de leurs manquements ? »
Quelque chose craqua en Geary. « Si tel était le cas, capitaine Kila, je vous tiendrais responsable de la perte du croiseur de combat Opportun. »
Silence de mort.
Du coin de l’œil, Geary surprit le regard d’avertissement de Desjani. Il savait que, si elle l’avait pu, elle l’aurait mis en garde de vive voix. Tu ne peux pas condamner un officier de cette flotte pour sa trop grande agressivité. Aucun de tes officiers ne le tolérerait, même aujourd’hui.
Kila semblait encore chercher une repartie cinglante.
Le capitaine Caligo prit la parole avant qu’elle eût trouvé ses mots. « Nous devons nous concentrer sur l’avenir, pas sur le passé. Ce sont les Syndics nos ennemis, pas nos collègues officiers. »
Constatation qui n’avait rien d’extraordinaire, mais qui fit peut-être retomber la tension pour cette raison précise.
« Caligo a raison, déclara le commandant de l’Écume de guerre. Peu importe d’où venaient ces Syndics. Nous allons les trouver à Atalia. C’est tout ce qui compte. »
Geary inspira profondément. « Très bien. Nous n’adopterons une formation de combat définitive qu’avant de sauter de Padronis vers Atalia. Dans le pire des cas, il nous faudra combattre à notre émergence, mais les Syndics semblent avoir renoncé à cette tactique. Dès que nous aurons eu le temps d’évaluer leur position et leur formation, nous nous ébranlerons et nous les laminerons.
— Nous allons cruellement manquer de cellules d’énergie, fit remarquer Tulev. On n’a pas pu empêcher la perte du Gobelin, mais elle a encore aggravé la situation.
— Je sais. C’est précisément pour cela qu’il nous faut absolument l’emporter en dépit des problèmes de logistique. » Compte tenu de leurs plans, cette dernière phrase était peut-être stimulante, mais parfaitement oiseuse. Pourtant il n’avait rien trouvé de mieux.
« Nous sommes meilleurs qu’eux, affirma sereinement Desjani. Nous nous battons plus intelligemment et plus farouchement. » Autour de la table, les officiers se rengorgèrent à ces paroles. Desjani parut ne pas remarquer le regard approbateur que lui adressait Badaya, ni celui, méprisant, de Kila. « Nous l’emporterons encore, parce que nous avons aussi un chef de guerre avec lequel les Syndics ne peuvent rivaliser. »
Ce qui passa comme une lettre à la poste. Tulev lui-même se fendit d’un petit sourire. « Je peux difficilement contredire le capitaine Desjani sur ce dernier point. Compte tenu de ses exploits passés, je fais pleinement confiance au capitaine Geary.
— Merci, fit Geary. Vous savez donc tous, désormais, ce que nous aurons à affronter. Nous vaincrons cette flottille de réserve exactement comme nous avons triomphé de toutes les autres forces ennemies que nous avons rencontrées. Selon moi, il y a fort peu de chances qu’elle nous attende à Padronis, mais nous devrons aussi être parés au combat à notre émergence, juste au cas où. On se reverra là-bas. »
Une fois que toutes les présences virtuelles eurent disparu et que le lieutenant Iger eut quitté le compartiment précipitamment en dissimulant mal son soulagement, Geary se tourna vers Desjani et haussa les épaules avec contrition. « Désolé. Je sais que j’ai perdu mon sang-froid avec Kila.
— C’est ce qu’elle espérait, fit-elle remarquer. C’est une ennemie, capitaine, et vous devez observer avec elle les mêmes règles qu’avec les Syndics. Ne vous laissez pas attirer dans un traquenard.
— D’accord. J’ai pigé. La prochaine fois que je dis une sottise, allongez-moi un bon coup de pied. »
Desjani arqua les sourcils. « Ça risquerait sans doute de m’attirer quelques regards édifiants. Je n’y ai eu droit que trop fréquemment ces derniers temps, chaque fois que j’ouvrais la bouche.
— Euh… ouais. Peut-être devriez-vous vous contenter de m’adresser discrètement un regard comminatoire.
— En suis-je capable ?
— Enfer, oui ! Ne faites pas semblant d’ignorer de quoi je parle.
— Je n’en ai aucune idée. » Desjani se dirigea vers l’écoutille. « Pesez vos mots en présence de Kila. Elle guette la première occasion pour bondir.
— Une dernière chose… » Desjani pila et attendit que Geary poursuive. « La coprésidente Rione m’a demandé de vous remercier de la façon dont vous avez traité le capitaine Fensin. Ça lui a fait le plus grand bien. »
Elle haussa les épaules. « Je n’ai fait que mon travail, capitaine. Contente d’avoir pu prêter assistance au capitaine Fensin.
— Dois-je transmettre une réponse de votre part à la coprésidente ? insista Geary dans l’espoir de briser la glace entre ces deux femmes.
— Non, capitaine. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez obligé de lui parler en mon nom. »
Il la regarda partir, pleinement conscient d’être en bonne partie responsable de leur inimitié, mais incapable d’imaginer un moyen de remporter cette bataille.
Restait une dernière chose à faire avant que la flotte ne quitte Héradao. Le même événement s’était reproduit dans tous les systèmes stellaires où elle avait combattu, mais ça ne le rendait pas moins pénible. Geary avait endossé un uniforme d’apparat et se tenait au garde-à-vous dans la soute des navettes, devant une garde de cérémonie composée de fantassins et de matelots vêtus eux aussi de leur plus belle tenue. Tous les bras gauches s’ornaient d’un large brassard noir bordé de chaque côté d’un filet d’or.
Geary se gratta la gorge et s’efforça de s’exprimer d’une voix égale. « Toute victoire a son prix. Nombre de nos camarades sont morts dans ce système stellaire en combattant pour leur patrie, leur famille, leurs convictions et leurs amis qui luttaient à leurs côtés. Nous devons à présent dire adieu aux dépouilles mortelles de ceux qui sont tombés honorablement au combat. Puisse leur souvenir être à jamais honoré, et puissent tous ceux qu’ils laissent derrière eux trouver le réconfort. Leur esprit a d’ores et déjà rejoint leurs ancêtres et, maintenant, leur corps sera confié à l’un des phares que nous ont accordés les vivantes étoiles. Nos prières et notre reconnaissance les accompagnent. »
Le capitaine Desjani sortit des rangs, le visage austère, et pivota pour faire face aux fantassins. « Prêts. » Ils levèrent leur arme. « Feu ! » Réglés sur la décharge minimale, les armes dépêchèrent des éclairs vers le plafond. « Feu ! » Nouveaux éclairs. « Feu ! » Desjani recula d’un pas.
Geary se tourna vers elle. « Larguez les dépouilles mortelles de nos morts honorés pour leur dernier voyage. »
Desjani salua, fit de nouveau demi-tour pour en donner l’ordre et transmettre la même instruction à tous les vaisseaux qui avaient subi des pertes.
La flotte de l’Alliance largua ses défunts : des centaines de capsules contenant chacune un corps, puis la flottille de trépassés prit le chemin de l’étoile Héradao.
Geary entendit Desjani prier à voix basse, et tout autour de lui montaient des murmures identiques. Il patienta un instant, respectueusement, en adressant à mi-voix quelques mots à ses ancêtres au nom des défunts puis vociféra un dernier ordre : « Rompez ! »
Fantassins et matelots s’éloignèrent lentement, en même temps que la majorité de l’assistance. Geary resta planté là sans mot dire, les yeux braqués sur le grand écran qui montrait la multitude de capsules funéraires en train de dériver loin de la flotte.
Desjani vint se placer à ses côtés. « C’est toujours le moment le plus pénible, dit-elle. Celui des adieux.