Conscient que Rione parlait vrai, Geary réprima son désir d’une vengeance immédiate. « Que suggérez-vous ? Nous ne pouvons pas la laisser continuer de nuire.
— Non. » Rione marqua une pause pour réfléchir. « Une heure, délai largement suffisant pour tendre notre traquenard. Convoquez une réunion stratégique pour dans une heure. Kila s’imaginera que vous ignorez toujours le nom du coupable de la perte du Lorica et de ce qui a failli détruire l’Indomptable. Elle s’attendra à un nouvel appel à témoin sans conséquences. Si nous parvenons à la laisser dans l’ignorance de cette preuve, nous pourrons échafauder un piège dans lequel elle tombera fatalement. »
Desjani fixait Rione d’un œil noir, mais Geary voyait bien qu’elle réfléchissait. Elle hocha brusquement la tête. « C’est de bon conseil, capitaine. Je suivrais volontiers cet avis. »
Rione retourna son regard mauvais à Desjani. « Merci infiniment pour le vote de confiance.
— Tâchez de vous rappeler qui est l’ennemi, toutes les deux », gronda Geary en s’efforçant de se contrôler. Le personnel de quart sur la passerelle avait déjà certainement remarqué qu’il se passait quelque chose d’anormal entre lui, Rione et le capitaine Desjani. Il devait s’efforcer de détourner les commérages du message dont il s’était enquis un peu plus tôt. « Très bien, madame la coprésidente. Préparez votre plan et informez-moi de vos besoins. Mais, d’abord, jetez un dernier regard mauvais au capitaine Desjani et sortez en trombe comme si vous veniez à nouveau de vous quereller.
— C’est le cas. Même vous, vous auriez dû le remarquer. » Rione décocha à Geary un sourire glacial puis reporta le regard sur Desjani et s’écarta d’un pas. « Pardonnez-moi d’avoir tenté d’influencer vos décisions, déclara-t-elle à voix basse, mais assez sonore pour se faire entendre des vigies. Il m’a semblé que j’aurais dû être tenue au courant de ce qui a provoqué cette panne. »
Desjani lui adressa un sourire poli manifestement forcé. « Lorsque j’en saurai davantage, je veillerai à vous tenir informée. Merci, madame la coprésidente. »
Rione sortit à grandes enjambées et Geary se leva ; il n’eut même pas à simuler un nouvel accès de dépit. Il aurait souhaité jeter immédiatement Kila en cellule, la placer tout de suite devant un peloton d’exécution, mais il ne devait pas foncer tête baissée. Rione avait eu raison d’affirmer qu’il fallait lui tendre une embuscade. Ils devraient veiller à lui interdire toute nouvelle occasion de détruire des preuves l’incriminant ou de se débarrasser d’éventuels témoins à charge. « Capitaine Desjani, dès qu’on aura découvert des informations supplémentaires sur ce qui a causé la perte du Lorica et les problèmes de l’Indomptable, faites-le-moi savoir, déclara-t-il à haute et intelligible voix pour la gouverne des vigies qui écoutaient peut-être.
— Mon officier de la sécurité des systèmes y travaille, capitaine », répondit-elle d’une voix vibrante de colère refoulée. Précisément l’émotion à laquelle ses subordonnés s’attendraient de la part de leur commandant, après une tentative de destruction de leur vaisseau ; et, s’ils se demandaient ce qui avait encore provoqué son courroux, la mésentente notoire entre elle et Rione suffirait sans doute à rendre compte de sa mauvaise humeur.
Geary envoya un message convoquant tous les commandants de la flotte à une réunion stratégique sous une heure puis quitta la passerelle, non sans remarquer au passage que les vigies faisaient tout leur possible pour éviter d’attirer sur elles l’attention de Desjani, installée devant son hologramme. Il s’accorda une courte pause, le temps de se remémorer l’époque où il n’était encore qu’un enseigne et où pressentir l’humeur de son supérieur pour en tirer le meilleur profit constituait, les mauvais jours, un élément essentiel de la routine quotidienne, quels que fussent le vaisseau et son commandant.
À l’époque, toute opposition ouverte à un commandant en chef de la flotte aurait été considérée comme une insubordination. Un commandant de vaisseau conspirant contre son supérieur au point de tenter de détruire des vaisseaux de l’Alliance, voilà qui eût été tout bonnement impensable. Beaucoup de choses s’étaient certes dégradées au cours du siècle passé, en raison des tensions imposées par une guerre apparemment interminable, mais on n’en continuait pas moins d’éviter son supérieur quand il était de mauvaise humeur. Cela au moins n’avait pas changé pendant les cent ans de son sommeil de survie, ni d’ailleurs, probablement, depuis un millier d’années voire davantage. Certaines traditions et pratiques résistent à la pression du temps et des événements, si importants que soient les autres bouleversements.
Toutes ces traditions et pratiques ne sont pas nécessairement bonnes ni avisées, mais Geary n’en trouvait pas moins cette idée réconfortante.
Une heure plus tard, il se retrouvait de nouveau dans la salle de conférence : l’atmosphère y était aussi tendue que d’habitude. En tête de table, il s’efforçait de ne pas poser les yeux sur la place où apparaîtrait l’image du capitaine Kila, tandis que celles des autres officiers se matérialisaient l’une après l’autre et que la table et le compartiment donnaient l’impression de s’étirer pour leur permettre de s’installer tous.
Desjani y pénétra, seule personne physiquement présente en dehors de lui-même, et elle s’assit à côté de lui. Elle capta son regard, hocha la tête puis fixa le dessus de la table. Il la sentit très tendue, tel un grand félin se ramassant pour bondir mais se retenant par la seule force de la volonté. Exactement comme lorsqu’elle s’apprêtait à une passe de tir sur un vaisseau syndic, sauf que sa cible, aujourd’hui, était un officier de l’Alliance.
À la surprise et au grand soulagement de Geary, l’image du capitaine Duellos apparut près de celle du capitaine Cresida. Son uniforme avait été nettoyé et rapetassé. Sans la légère raideur de ses mouvements, on aurait eu le plus grand mal à deviner par quoi il était passé récemment.
L’image de la coprésidente Rione se matérialisa parmi celles des commandants de la République de Callas et de la Fédération du Rift. Elle aussi regarda Geary droit dans les yeux, sauf que, dans son cas, ce signal prenait un sens tout à fait différent : il lui signifiait que le traquenard était tendu, prêt à se déclencher. Mais il recelait aussi un autre avertissement : Vous êtes un acteur exécrable et un très mauvais menteur, capitaine Geary, lui avait-elle déclaré moins d’une demi-heure plus tôt. Affichez votre colère, certes, mais tâchez de la diriger contre un individu dont vous ignoreriez encore l’identité. Ne faites allusion aux premiers vers et aux spéculations sur leur origine que quand vous aurez reçu le signal de la mise en place du traquenard. Si vous vous abstenez de parler de ce que nous savons, vous n’aurez pas à mentir et vous n’en donnerez pas l’impression.
Il y a pire tare que de ne pas savoir mentir, se persuada-t-il en attendant que toutes les images eussent pris place dans la salle de conférence. Du moins tant que Rione serait là pour l’assister et lui permettre d’éviter les écarts qui l’y contraindraient. Il n’eut aucune peine à s’imaginer la réaction des officiers de la flotte s’ils découvraient qu’il avait besoin des conseils d’une politicienne sur les moyens d’esquiver la vérité : ils se contenteraient de hocher la tête d’un air entendu.