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Le colonel Carabali semblait aussi imperturbable que d’habitude, mais elle aussi prit le temps de lui faire un signe de tête, apparemment pour le saluer mais en réalité pour lui confirmer que ses fantassins étaient prêts.

Les derniers officiers arrivèrent, pour la plupart de jeunes commandants des vaisseaux les moins importants et les plus éloignés, qui avaient légèrement sous-évalué le délai exigé par les transmissions entre leur bâtiment et l’Indomptable à la vitesse de la lumière. Tout le monde était désormais assis en silence et Geary se leva puis prit la parole en s’efforçant de contrôler soigneusement sa voix : « Un de nos croiseurs lourds, le Lorica, a été détruit et son équipage assassiné par des individus qui regardent leurs objectifs politiques comme plus importants que la vie du personnel de la flotte. » Rione lui avait suggéré ces termes précis, qui reliaient les responsables de la perte du Lorica aux magouilles politicardes que méprisaient tant les spatiaux. « L’Indomptable n’a évité la destruction que d’un cheveu. »

Le capitaine Badaya abattit la paume sur la table et le logiciel de conférence joignit obligeamment le son au mouvement. « Ces salauds nous poignardent dans le dos ! Comment les gens de cette flotte qui connaissent les coupables peuvent-ils encore se taire ?

— Je n’en sais rien », répondit Geary en scrutant du regard le visage de chacun des officiers. Il remarqua que Kila regardait elle aussi autour d’elle en affichant une mine outragée parfaitement imitée, ce qui lui permettait de ne pas croiser les yeux de Geary. « Pour ceux qui détiendraient des renseignements, ils jouissent ici de leur dernière chance. Soit vous les divulguez, soit vous subirez le même châtiment que les coupables. »

Nul ne répondit.

« Je sais que certains d’entre vous critiquent les décisions que je prends en ma qualité de commandant de la flotte, poursuivit Geary. La divergence de vue est une chose, le meurtre et la destruction de vaisseaux de l’Alliance en sont une autre. Je crois avoir donné à tout le monde de solides raisons de penser que je tiendrai parole. Ceux qui ont détruit le Lorica sont aussi certainement responsables de la perte, à Lakota, de la navette qui transportait les capitaines Casia et Yin. Ces officiers ont été assassinés, eux aussi, pour être réduits au silence. Quiconque détiendrait des informations à ce sujet devrait se rendre compte que nos vies dépendent de gens qui préfèrent tuer plutôt que d’être démasqués. Ceux qui sortiront des rangs pour parler bénéficieront d’une protection. »

Le silence pour toute réponse. Un peu plus long cette fois-ci.

Duellos donnait l’impression qu’il venait de planter les dents dans une chose immonde. « Je soupçonne de plus en plus les instigateurs de cette affaire d’opérer sous le couvert de l’anonymat. Je ne peux pas croire que leur identité serait demeurée secrète si elle avait été connue d’un grand nombre de leurs anciens partisans.

— Si quelqu’un découvrait des indices menant jusqu’à eux, ils pourraient remonter cette piste moyennant un peu de temps et de détermination et en dépit de toutes les précautions qu’on aurait prises, fit remarquer Tulev.

— C’est peut-être pour cette raison que le capitaine Gaes est morte à bord du Lorica, intervint Cresida. Elle avait suivi Falco, si bien que, à un moment donné, elle a fait partie des opposants au commandement du capitaine Geary. Mais, depuis, elle s’est aussi acquittée de son devoir avec la plus grande loyauté. Peut-être a-t-elle tenté d’utiliser ses anciens contacts pour découvrir les instigateurs. » On n’avait rien dit de tout cela à Cresida, mais, après la destruction du Lorica, elle était assez futée pour relier les points entre eux.

Le commandant du Risque-tout secoua la tête. « Pure spéculation. Il nous faut des faits tangibles. Des preuves !

— Vraiment ? s’enquit Cresida. La vérité devrait sortir d’une salle d’interrogatoire. Je me porte volontaire pour répondre aux questions quant à ma connaissance des virus utilisés pour agresser la flotte, et j’exhorte tous mes collègues à faire de même. »

Le capitaine Armus, du Colosse, se renfrogna. « C’est une mesure extrême. Vous mettez indirectement en cause l’honneur de tous les officiers de notre flotte. Si nous acceptions d’être interrogés, nous repousserions la frontière de l’admissible pour nos pairs, même pour ceux qui sont insoupçonnables d’un tel crime. Et très, très loin qui plus est. »

Un grand nombre d’officiers acquiescèrent d’un hochement de tête. Geary lui-même se surprit à rejeter spontanément la proposition de Cresida. En établissant un précédent et en procédant à l’interrogatoire de chaque officier, qu’il soit ou non soupçonné de crime, le remède risquait d’être encore pire que le mal personnifié par quelqu’un comme Kila.

Mais aurait-il réagi de la même façon s’il n’avait pas reçu ce message du Lorica ? Ou bien aurait-il, de mauvais gré, éperonné par la colère et la frustration, consenti à suivre Cresida et sapé, peut-être fatalement, un élément essentiel de la flotte ? Les entorses faites depuis un siècle aux principes de l’Alliance l’avaient révolté, mais, en de pareils moments, « Geary prenait conscience de la facilité avec laquelle on pouvait passer de tels compromis et renoncer aux grands principes, « juste cette fois parce que c’est capital ».

« La coprésidente Rione s’est portée volontaire pour être interrogée alors qu’on la soupçonnait, rappela un des commandants de la République de Callas.

— On peut difficilement comparer la conception de l’honneur d’une politicienne et celle d’un officier de la flotte. » Armus piqua un fard lorsqu’il se rendit compte qu’il avait lâché cette incongruité en présence de Rione.

« Compte tenu de sa position de sénateur de l’Alliance, le geste est identique, fit remarquer Duellos.

— Et, puisque vous êtes nombreux ici à croire que les politiciens ont davantage à redouter de ces interrogatoires pour leurs nombreux méfaits, la proposition de la coprésidente Rione était sans doute plus significative que l’acquiescement d’un officier de la flotte, déclara Desjani d’une voix faussement détachée.

— Merci, capitaine Desjani », répondit Rione sur un ton assez cassant pour percer un blindage.

Geary tergiversait ; Kila était absorbée par les débats et il les laissait se dérouler pour tuer le temps. Le colonel Carabali jeta un regard en biais vers quelque chose qu’elle seule pouvait voir puis adressa un nouveau signe de tête à Geary. Le piège était en place.

Il racla la table de ses jointures pour attirer l’attention générale. « Nous n’avons nullement besoin de mettre en cause l’honneur de tous les officiers de la flotte, ni de les soumettre à un interrogatoire collectif qui risquerait de porter atteinte à sa hiérarchie et de nuire à la discipline. » Tous étaient à présent suspendus à ses lèvres et se demandaient visiblement ce qu’il allait dire ensuite. Desjani elle-même réussissait remarquablement bien à prendre un air intrigué. « Nous allons plutôt laisser parler les morts. »

Les visages affichèrent des expressions variées, allant du choc à la simple surprise ; Geary tapota la table du bout de l’index. « Le commandant du Lorica a réussi à transmettre un message important avant la destruction de son vaisseau. À propos d’une découverte qu’elle avait faite. Ce bâtiment a probablement été visé par les comploteurs parce qu’ils soupçonnaient le capitaine Gaes d’en savoir trop, exactement comme l’a suggéré le capitaine Cresida. » Il ne pouvait en avoir la certitude, ignorait depuis combien de temps Gaes connaissait l’identité du vaisseau d’où provenait le premier virus. Elle avait appris son existence et en avait informé Geary, mais, si elle savait qui l’avait implanté, elle ne lui en avait pas fait part. Elle était morte en faisant son devoir, malgré tout, et lui avait fourni le renseignement dont il avait désespérément besoin, si bien qu’aux yeux de Geary elle méritait qu’on lui accordât au moins le bénéfice du doute.