Son ambition démesurée et son aspiration forcenée à l’avancement n’avaient laissé à Kila que bien peu d’amis et d’admirateurs parmi ses subalternes et ses pairs, et Geary constata que tous la dévisageaient avec horreur ou colère. Caligo lui-même semblait sonné.
« Capitaine Kila, reprit Geary en faisant preuve, selon lui, d’une admirable retenue, à la lumière des récents événements et des preuves accessibles à la flotte, nous vous relevons de votre commandement jusqu’à ce qu’on ait terminé les investigations à bord de l’Inspiré. Colonel Carabali, veuillez faire escorter le capitaine Kila par quelques-uns de vos fantassins jusqu’à la navette qui la transbordera sur l’Illustre. »
Kila balaya la tablée d’un œil méprisant puis leva théâtralement le bras avant de l’abattre pour frapper une touche de contrôle de sa console à bord de l’Inspiré. « Inutile, colonel. Vos fantassins ne pourront pas entrer dans ma cabine. L’Alliance va perdre cette guerre à cause de sa faiblesse et de la veulerie de ses officiers. Aucun de vous n’est taillé pour commander à cette flotte, et surtout pas vous, capitaine Geary. Vous vous souciez davantage de la vie des Syndics que de celle de vos concitoyens.
— Espèce de salope meurtrière ! gronda Badaya d’une voix si profonde qu’elle semblait monter de ses entrailles. Comment osez-vous prétendre vous soucier de la vie des citoyens de l’Alliance quand vous avez assassiné tout l’équipage du Lorica et attenté à celle des spatiaux de l’Illustre, de l’Indomptable et du Furieux ? »
Kila montra les dents. « Nous avons tous prêté serment de mourir pour le salut de l’Alliance, et le malheureux sacrifice de ces gens aurait servi la plus noble des causes. Leur mort n’aurait pas été différente de celle qu’ils auraient trouvée en combattant ceux qui cherchent à affaiblir et détruire l’Alliance. Si vous m’accusez de trahison, j’en ai autant à votre service. Que vous a promis Geary une fois qu’il aura pris le contrôle de l’Alliance ? Vous vous prétendez loyaux ? Vous êtes pitoyables et corrompus, et vous vous vendez à un homme qui aspire au pouvoir mais ne fera rien de ce qui est nécessaire pour sauver l’Alliance.
— Depuis un siècle, l’Alliance fait ce que certains jugent “nécessaire” à son salut, et elle n’est pas plus près de gagner cette guerre, répondit Duellos d’une voix glaciale que Geary ne lui avait jamais entendue.
— À cause de ses demi-mesures et de ses atermoiements. Toujours à repousser à plus tard ce qu’exige la situation. Les Syndics ne méritent aucune pitié. Aucune. Mais la mort. Et ce n’est que quand ils auront compris que nous sommes décidés à les tuer tous jusqu’au dernier qu’ils renonceront.
— Et s’ils ne renonçaient pas ? »
Kila balaya l’argument d’un geste. « Alors ils seraient décimés et la guerre prendrait ainsi fin.
— J’ai autant qu’un autre le droit de m’exprimer à ce sujet, déclara Tulev d’une voix plate. Je ne sais pas ce que méritent les Syndics, mais le massacre de citoyens de l’Alliance n’a jamais incité les nôtres à se rendre. Même si l’Alliance avait les moyens matériels d’appliquer votre programme, ce dont elle est très loin, il repose sur la conviction fallacieuse que les hommes pourraient plier devant une tentative d’extermination.
— Votre courage est mort à Élyzia, déclara Kila, provoquant chez Tulev, dont le visage vira à l’écarlate, une rare manifestation d’émotion. Je ne crains pas, moi, de dire la vérité en ce domaine. Mais aucun de vous ne veut l’entendre, aucun de vous n’est prêt à reconnaître ses erreurs. Vous pourriez vous donner un chef qui ferait ce qu’il faut, mais vous préférez mourir à petit feu, ombres pathétiques de ce qu’étaient naguère les officiers de la flotte. »
Geary secoua la tête. « Les officiers de la flotte n’ont jamais prôné le meurtre des leurs pour satisfaire leurs ambitions. »
La hargne de Kila vira à la suffisance. « Mes ambitions ? Me croyez-vous assez délirante pour m’imaginer qu’un troupeau de moutons bêlants comme celui-ci aurait accepté mon autorité ? Vos pitoyables ego ne l’auraient pas toléré. Quelqu’un m’aurait bien écoutée, que vous auriez tous accepté même s’il n’a pas le courage aujourd’hui de se tenir à mes côtés. » Elle se tourna vers le capitaine Caligo et le regarda droit dans les yeux. Il soutint son regard. « N’allez-vous pas enfin leur dire ? Rester dans l’ombre ne vous vaudra rien cette fois-ci. Je n’ai nullement l’intention de me jeter sur mon épée pour vous protéger pendant que, de votre côté, vous tenterez de dissimuler votre implication. »
Caligo secoua violemment la tête. « Je ne sais pas ce que…
— Nous sommes convenus que nous étions prêts à mourir pour l’Alliance, rappelez-vous, le nargua-t-elle. J’ai bien vu votre expression, j’ai compris que vous étiez prêt à vous fondre à nouveau dans la masse, à redevenir l’homme que votre entourage croit voir en vous. Que croyez-vous qu’ils voient maintenant ? »
Caligo était blême. « Vous mentez. Il n’y a aucune preuve.
— M’avez-vous crue assez stupide pour vous faire confiance ? » Kila se mit au garde-à-vous et balaya de son regard méprisant les visages de tous les officiers présents puis tendit la main et tapa une suite de commandes. « Vous vouliez des preuves, capitaine Geary ? Je viens de vous en transmettre assez pour confirmer que Caligo a consenti à tout. » Son regard était rivé sur Geary. « Mes ennemis ont toujours tenté de me faire mordre la poussière par pure jalousie, mais, si vous aviez réellement été Black Jack, j’aurais pu vous soutenir ! J’aurais eu à mes côtés un homme, un vrai, mais cet homme est mort pendant votre sommeil de survie pour ne laisser que vous, une coquille vide. Tout ce que vous méritez, c’est cette politicienne sans honneur et cette simplette de capitaine. Je n’espère qu’une chose, que l’une d’elles ou les deux se réveillent un beau jour et vous achèvent d’un coup de couteau. Vous ne méritez pas mieux. »
Duellos secoua la tête comme à regret, mais resta inflexible. « Tu m’as l’air bien certaine de ce que mérite chacun, mais tu es mal placée pour en juger, Sandra. Tu t’es fait toi-même tes ennemis, aveuglée par ton ambition, et maintenant tu vas devoir affronter un peloton d’exécution que tu auras bien mérité.
— Vous n’avez pas le droit de me juger.
— L’équipage du Lorica l’a acquis, ce droit, non, Kila ? répondit Armus. Vous devrez bientôt le regarder en face. À votre place, je me préparerais à implorer son pardon. Aucun de ses matelots n’a survécu pour assister à votre mort, mais nous le ferons pour eux. »
Kila lui jeta un regard, toujours au garde-à-vous. « Je ne vous donnerai pas ce plaisir. Je vous reverrai tous en enfer, où vous avez choisi d’être jetés. » Elle abattit la paume sur ses contrôles et son image s’évanouit.
« Colonel ? » s’enquit Geary.
Carabali prêta l’oreille à un rapport puis fronça les sourcils. « Mes fantassins ne parviennent pas à déverrouiller la serrure de la cabine du capitaine Kila. Ils ont envoyé chercher un… » Elle tourna le regard et adressa un signe de tête à quelqu’un puis revint à Geary. « Mes fantassins signalent qu’une explosion s’est produite dans sa cabine. D’une puissance apparemment équivalente à deux charges standard capables de nettoyer une pièce.