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Geary le fixa, puis regarda Duellos et Desjani qui, tous deux, hochèrent solennellement la tête. « J’avoue ma surprise. Confier à jamais la dépouille d’un individu à l’espace du saut, c’est le plus rude des châtiments. Comment a-t-on pu entériner une mesure aussi extrême ? »

Duellos passa la main sur la table devant lui. « La réponse réside dans une affaire particulièrement détestable qui, par chance pour vous, a pris place durant votre hibernation, capitaine Geary, répondit-il sur un ton inhabituellement sombre. Voilà une cinquantaine d’années, n’est-ce pas ? » Desjani et Badaya acquiescèrent. « Je vous épargne les détails, mais sachez que si l’on avait pu imaginer un châtiment encore plus brutal, il aurait sans doute été approuvé.

— Seriez-vous en train de me dire que je suis probablement le seul de la flotte qui manifesterait de la surprise en apprenant qu’on livre les corps des traîtres à l’espace du saut ?

— Ça y ressemble. »

Geary s’assit et fixa ses mains nouées devant lui sur ses genoux. « Un des rares moments où je passe pour vieux jeu, j’imagine. Que nous ayons le droit de juger des gens comme Kila et de leur infliger un châtiment mérité, je peux le comprendre… mais livrer leur dépouille à l’espace du saut… Une telle punition éternelle n’est-elle pas l’apanage des instances supérieures ?

— Je ne suis pas spécialiste en la matière, répondit Desjani au bout de quelques instants, mais confier une dépouille à l’espace du saut est pour l’humanité un geste symbolique. Pas le dernier mot, puisque nous n’avons jamais le dernier mot. Ce n’est pas parce que nous ne pouvons pas y retrouver ce qui s’y est égaré que les vivantes étoiles en sont incapables. Si elles veulent de Kila, elles iront l’y chercher.

— Vous n’y voyez pas un châtiment éternel ? s’enquit Geary, sincèrement surpris par le raisonnement de Desjani mais infoutu de lui opposer un argument.

— Rien de ce que font les hommes n’est éternel. Rien de ce que nous entreprenons n’influe sur les décisions des puissances supérieures. Ce sont elles qui jugent en dernier recours. » Desjani montra l’espace extérieur d’un geste. « Je sais quel sort mérite Kila à mes yeux, mais, au final, ce n’est ni à vous ni à moi d’en décider. En choisissant de la livrer à l’espace du saut, nous ne faisons qu’exprimer ce que nous inspire son crime et, pour ce qui est de l’éternité, ça ne va pas au-delà.

— Je vois. » Geary songea aux morts du Lorica, aux matelots abattus sans avertissement par ceux-là mêmes à qui ils se fiaient pour leur défense. Il songea à tous les spatiaux de l’Indomptable, de l’Illustre et du Furieux qui auraient trouvé la mort si l’on n’avait pas découvert le virus implanté par Kila. « Très bien. Je comprends la pertinence de ce geste. Les restes de Kila seront donc confiés à l’espace du saut sur le chemin d’Atalia. »

Desjani fit la grimace. « D’ici là, ils perturberont sans aucun doute le sommeil de nombreux spatiaux.

— Consentez-vous à exercer vous-même ce châtiment, ou bien préférez-vous que je demande à un autre commandant de se porter volontaire ? » demanda Geary à Duellos.

Celui-ci réfléchit un moment en regardant ailleurs puis hocha la tête. « Qui sinon moi ? Je ne maudirai pas sa dépouille quand elle s’éloignera. Je regretterai seulement celle qu’elle aurait pu être. »

Badaya eut un rire rauque. « En ce cas, vous êtes meilleur que moi. Je sais qu’il est discourtois de dire du mal des morts, mais, s’agissant de Kila, cette règle de courtoisie risque d’être mise à rude épreuve. »

Cette fois, Geary opina. « Je comprends. Moi-même je ne suis pas très enthousiaste quant à sa personne. Bon… qu’en est-il de Caligo ? Je vous remercie de l’avoir accepté à bord de l’Illustre. Coopère-t-il comme promis ? »

L’humeur vindicative de Badaya se dissipa brusquement, cédant la place à un dégoût ostensible. « S’il coopère ? Il se répandrait plutôt. À mon sens, il dit tout ce que, selon lui, nous avons envie d’entendre, et il continuera de déblatérer tant qu’il s’imaginera que ça lui permet de rester en vie. L’équipement de la salle d’interrogatoire peine à l’évaluer, car Caligo semble avoir le don de se persuader de la véracité de tout ce qu’il affirme sur le moment. »

Duellos secoua la tête. « Autrement dit, nous ne pouvons pas nous y fier ?

— Non, à mon avis. Il y a peut-être du vrai dans certaines de ses déclarations, mais nous devons vérifier à deux fois tout ce qu’il raconte et chercher à en découvrir la preuve. »

Geary pianota sur la table. « Ça prendra combien de temps ?

— Je n’en sais rien. » Badaya fit mine de gifler un Caligo imaginaire. « Cela dit, je doute que nous puissions tout contrôler avant notre retour dans l’espace de l’Alliance. Je ne parle pas à la légère. J’aimerais voir mort ce petit salaud. Mais, si nous l’exécutions avant d’avoir pu vérifier ses allégations, nous risquerions de salir à jamais des innocents. Ce qu’ils ont fait, Kila et lui, est déjà assez affreux en soi. Y ajouter l’injustice ferait de nous leurs complices. À mon avis.

— Je suis d’accord, déclara Duellos. Nous ne voyons pas toujours tout du même œil, capitaine Badaya, mais je crois qu’en l’occurrence vous avez entièrement raison.

— Vous devriez aussi ordonner qu’on procède à des évaluations psychologiques de Caligo, insista Desjani. Vous pouvez l’exiger, capitaine Geary, avec ou sans son accord. »

Badaya la fixa d’un œil noir. « Tenteriez-vous de fournir des circonstances atténuantes à ses agissements ?

— Non, répliqua-t-elle froidement. Nous l’avons tous vu. Ce système de défense ne tiendrait pas la route. Mais chercher à comprendre comment on peut en arriver à telles extrémités me semble essentiel. Détruire des vaisseaux de l’Alliance et assassiner leur équipage. Les officiers ambitieux ne manquent pas dans cette flotte, et certains feraient quasiment n’importe quoi pour obtenir avancement et surcroît d’autorité, mais Caligo, lui, était prêt à tout. Si quelque chose en particulier, hormis la seule soif de pouvoir, l’a poussé à prendre ces décisions, ça mérite d’être mis en lumière.

— Hmmm. » Badaya haussa les épaules comme s’il trouvait ce sujet de conversation méprisable. « Je ne serais pas autrement étonné qu’il s’agît de l’offre que lui a faite Kila. Et je ne parle pas du pouvoir que lui conférait sa situation d’homme de paille. Il court de nombreux récits sur Kila, et certains sont extrêmement croustillants. Plus d’un homme a été dévoyé de son devoir et de son honneur par ses appétits. » Il s’excusa d’un geste auprès de Desjani. « Inutile de vous dire qu’aucune des personnes présentes ne tomberait dans sa catégorie. »

Le visage de marbre, Desjani feignit de n’avoir rien entendu des derniers propos de Badaya, mais elle lança un bref coup d’œil accusateur à Duellos, qui lui répondit par un regard contrit et rompit par un soupir le silence gêné qui s’ensuivit. « Je regrette que les Syndics ne nous aient pas épargné la peine de la démasquer. Quand je pense au nombre des batailles auxquelles elle a survécu, et pour faire quoi… ? Trahir ceux qui protégeaient ses flancs. Je me sens à présent souillé par son déshonneur ; qu’un officier ait pu faire cela me remplit de honte.

— Ses actes ne rejaillissent pas sur vous, rétorqua Geary. Ils ne salissent qu’elle.

— C’est vous qui le dites et je vous en remercie. » Duellos fixait sombrement le néant. « Je dois m’entretenir avec mes ancêtres.

— Ce n’est jamais une mauvaise idée », convint Badaya.