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Badaya hocha la tête. « J’ai lu les rapports des services du renseignement sur ce que nous avons pu apprendre en nous enfonçant au cœur de l’espace syndic. En rivalisant d’atrocités avec les Syndics, nous avons œuvré contre nous-mêmes. Je ne le nie pas. Mais quel rapport avec notre retour dans l’espace de l’Alliance ?

— Je me suis demandé si nos adversaires là-bas ne tiendraient pas à ce que je m’empare du pouvoir. »

Badaya se rejeta en arrière en plissant pensivement les yeux pour fixer Geary. « Pourquoi le voudraient-ils ? Ils ne savent même pas encore que vous rentrez avec cette flotte.

— Je ne parle pas nécessairement de moi, expliqua Geary. Mais ils devaient être informés de l’ambition de l’amiral Bloch.

— J’ignorais que vous étiez au courant des visées de Bloch. Vous avez visiblement pris vos renseignements. » Badaya se frotta le menton et détourna un instant les yeux pour réfléchir. « Il croyait qu’une victoire dans le système mère syndic lui octroierait assez d’envergure pour s’emparer du pouvoir. Quant au soutien réel dont il aurait pu jouir au sein de cette flotte, c’était une autre paire de manches, mais il restait du domaine du possible. Je crois nos dirigeants politiques corrompus, mais je ne pense pas pour autant qu’ils soient tous stupides, si bien que certains devaient effectivement connaître les espérances de Bloch et se douter qu’il serait alors en mesure de les concrétiser. Ils lui ont pourtant laissé le commandement de cette flotte. Je n’avais pas encore additionné deux et deux. » Il focalisa de nouveau le regard sur Geary. « Pourquoi ? »

Ce dernier tapota légèrement la table pour souligner ses paroles. « J’ai fait des recherches. Historiquement, la corruption est un problème dans toutes les formes de gouvernement, mais elle est bien plus développée sous les dictatures que dans les démocraties. C’est pour cette raison que les dictatures ne posent aucune limite formelle aux pouvoirs des responsables officiels, que leur presse n’est pas libre et que nulle instance ne dénonce la corruption. »

Badaya se rembrunit. « Vous ne seriez pas un dictateur.

— Je n’aurais pas non plus été élu, fit remarquer Geary. Si louables que soient mes intentions, il me faudrait régner en dictateur. Bon, quelle forme de gouvernement pourrait-elle bien préférer des politiciens corrompus ? »

Le froncement de sourcils de Badaya s’accentua. « Ils voudraient vous voir prendre le pouvoir afin d’exercer librement leur corruption ? Pourquoi s’imagineraient-ils que l’amiral Bloch ou vous le toléreriez ?

— Parce que je ne suis pas un politicien. » Geary désigna l’hologramme d’un coup de menton. « Quoi que l’amiral Bloch ait pu penser de son habileté politique, il était sans doute surclassé en ce domaine par les politiciens professionnels. Un militaire au pouvoir serait aisément manipulé par des hommes politiques corrompus, et manipulé de telle façon qu’elle leur permettrait d’accroître bien davantage leur autorité et leur fortune que dans un système démocratique ouvert. »

Badaya garda longuement le silence puis hocha la tête à son tour. « Je vois où vous voulez en venir. Un officier de la flotte serait tout aussi incapable de jouer aux petits jeux des politiques que ceux-ci de coordonner une action de la flotte.

Les politiciens voudraient se trouver un pantin dont ils pourraient tirer les ficelles et derrière qui ils se planqueraient, comme Kila derrière Caligo. Est-ce ce qui vous a permis de le comprendre ? Peu importerait alors l’identité de l’officier qui prendrait le pouvoir. Enfer, ils seraient probablement ravis que ce fût vous, parce qu’ils pourraient toujours s’en tirer en déclarant que c’était la volonté de Black Jack. » Il hocha encore la tête. « Jouer selon leurs règles. Je vois ce que vous voulez dire. Ils aimeraient qu’un officier de la flotte joue au politicien, parce qu’ils pourraient alors nous dorer la pilule avec des paroles sucrées. Mais que pouvons-nous faire ? Nous contenter de les laisser enterrer l’Alliance ?

— Il y a un moyen terme. » Il répugnait à le dire et plus encore à l’admettre. Mais ce qu’il s’apprêtait à ajouter serait l’expression même de la vérité : « Je suis en mesure de prendre le pouvoir. Je pourrais réellement renverser le gouvernement de l’Alliance. » Ces mots, contraires tant à son serment qu’à ses convictions personnelles, avaient un goût amer dans sa bouche. « Les politiciens le savent. Les plus intègres, ceux qu’on peut rassembler, sauront qu’ils devront m’écouter. »

Badaya sourit. « Ils auront assez peur de vous désobéir pour vous permettre de prendre des mesures. Et les plus corrompus coopéreront avec vous parce qu’ils tiendront à entrer dans vos grâces quand vous aurez pris le pouvoir. » Il brandit la paume pour imposer le silence à Geary. « Je peux comprendre que vous ne teniez pas à leur donner cette chance. Mais, s’ils ressemblent un tant soit peu à ce que nous croyons, l’idée que vous pourriez résister à la tentation ne les effleurera même pas. »

Geary n’y avait pas pensé, mais la suggestion de Badaya faisait sens. Il opina. « Je demeurerai une menace, quelqu’un qu’ils seront contraints d’écouter, pourtant la vigueur du gouvernement de l’Alliance, de nos principes démocratiques et de nos droits individuels restera intacte.

— Futé. » Le sourire de Badaya s’élargit. « Vous les avez devinés, n’est-ce pas ? Exactement comme vous avez abusé les Syndics. J’ai commis la même erreur que beaucoup de gens en présumant que les politiciens étaient moins aptes à nous manipuler qu’à s’enrichir. Est-ce là la raison de votre liaison avec Rione ? En apprendre autant que possible sur eux ? »

Il fallut à Geary un bon moment pour se calmer avant de répondre sans se fâcher. Badaya était sans doute un homme honorable et un officier convenable si l’on s’en tenait aux critères actuels, mais dire qu’il manquait de tact serait un euphémisme. « J’ai beaucoup appris de la coprésidente Rione », finit-il par lâcher. Affirmation parfaitement véridique et que Badaya était libre d’interpréter à sa guise. « Mais on peut se fier à elle, ajouta Geary en lui décochant un regard acéré.

— Vous êtes bien placé pour le savoir, convint Badaya avec amusement. Après tout, vous avez pu observer des facettes de sa personne qu’aucun de nous n’a eu l’heur de voir. » Sa méchante plaisanterie lui arracha un gloussement, tandis que, de son côté, Geary se demandait s’il ne rougissait pas d’embarras. « Bon, j’imagine que vous aimeriez faire connaître vos intentions à vos partisans dans la flotte…

— En effet. » Geary s’efforçait de parler d’une voix égale. « Il est capital que tout le monde comprenne ce qui se passe. » Ou, plutôt, qu’ils s’imaginent le comprendre. Je n’imposerai pas ma dictature politique. Je prie seulement pour que les militaires et les dirigeants auxquels j’aurai affaire m’écoutent ou, tout du moins, ne me révoquent pas trop ouvertement. « Que des officiers croient nous faire une faveur, à l’Alliance et à moi, en me forçant la main alors qu’ils jouent le jeu des politiciens les plus corrompus est bien la dernière chose dont nous ayons besoin.

— Je crois pouvoir vous garantir que ça n’arrivera pas, affirma Badaya en se levant, souriant d’admiration. Tout ce temps, alors que vous niiez aspirer au pouvoir de changer la situation, vous ne cessiez de l’étudier et vous échafaudiez des plans, n’est-ce pas ? J’aurais dû m’en douter. Un bon général ne joue jamais selon les règles de l’ennemi. Il faudra que je m’en souvienne. »

L’image de Badaya disparue, Geary s’affala dans son fauteuil en se frottant les yeux d’une main. Il se sentait tout à la fois malhonnête, manipulateur et même un tantinet indigne. Certes, il n’avait pas directement menti à Badaya, mais il l’avait indubitablement roulé dans la farine, comme aurait pu le faire tout politicien.