Au bout d’un moment, il convoqua Rione dans sa cabine. Elle entra, le jaugea du regard et sourit avec approbation. « Tu as réussi ? Badaya a gobé la couleuvre ?
— Oui, je crois.
— Tant mieux. Et tu es mécontent de toi.
— Je n’aime pas mentir, répondit-il froidement. C’est sans doute pour cela que je mens si mal. Je sais maintenant que je suis assez habile pour tromper un Badaya et ça me répugne. »
Rione gagna lentement une des parois de la cabine. « Mentir ? Quel mensonge as-tu bien pu lui faire ?
— Tu sais pertinemment ce que…
— Ce que je sais, capitaine Geary, c’est que ce que vous lui avez dit est frappé du sceau de la vérité, du moins autant que nous puissions en juger. Maintenant, tâche de t’enfoncer ça dans le crâne. Le capitaine Badaya n’a strictement rien “gobé”. Tu penses réellement qu’une dictature politique serait un désastre pour l’Alliance, n’est-ce pas ? Alors en quoi lui as-tu menti ? Je reconnais que la comparaison avec l’embuscade des Syndics ne m’avait pas traversé l’esprit, mais, dès que ton capitaine et toi l’avez énoncée, j’ai trouvé l’idée brillante. »
Geary serra les dents et la fusilla du regard. « Cesse de l’appeler ainsi. Desjani n’appartient à personne et surtout pas à moi.
— Parfait, si tu tiens absolument à le croire. » Elle soutint son regard. « Rappelle-toi que tu ne fais rien par intérêt personnel. Tu n’aspires ni à la richesse ni au pouvoir. Alors pourquoi devrais-tu te reprocher d’empêcher un coup d’État militaire contre le gouvernement de l’Alliance ?
— Parce qu’aucun de ses officiers n’aurait dû l’envisager ! vociféra-t-il, exsudant tout à la fois honte et colère. On n’aurait jamais dû me faire une telle proposition et mon refus immédiat aurait dû y mettre un terme définitif. »
Rione le dévisagea un instant puis détourna les yeux, le visage assombri. « Nous ne sommes pas ce qu’étaient nos ancêtres, John Geary. Si tu nous compares à ceux que tu as connus voilà un siècle, tu seras toujours déçu. »
Sa candeur aussi inattendue qu’inhabituelle étouffa la fureur de Geary dans l’œuf. « Vous n’y êtes pour rien si vous êtes tous nés durant une guerre qui faisait déjà rage depuis longtemps. Ni si vous avez hérité des souffrances et des travers imposés par des décennies de conflit. Je peux difficilement me targuer d’être meilleur que vous parce qu’ils m’ont été épargnés.
— Mais tu es meilleur que nous, insista Rione, la voix empreinte d’une certaine amertume. Tu es ce que nous aurions dû être, ce à quoi nos parents et grands-parents auraient dû se cramponner : la conviction qu’il faut honorer ses idéaux. Tu crois que je n’en suis pas consciente ? Si nous avions fait le nécessaire quand la situation l’exigeait, rien de tout cela ne serait arrivé. Et, oui, en effet, j’inclus dans ce “nous” toute la direction politique de l’Alliance.
— Vous avez hérité de la guerre, répéta Geary. Je n’ai pas la prétention de comprendre tout ce qui s’est passé au cours de ce siècle, mais il semble qu’on blâme beaucoup, quand personne n’aurait pu interdire un certain nombre de comportements.
— Je ne suis pas partisane des excuses en cas d’échec, capitaine Geary. Ni des miennes ni de celles de tout autre. Rappelle-toi que des gens qui ont ta confiance approuvent ce que tu viens de faire. Si tu ne te fies pas à toi-même, fie-toi au moins à eux. » Elle tourna les talons sans rien ajouter et quitta la cabine.
Encore six heures avant de sauter pour Atalia. Autant Geary redoutait d’y trouver la flottille syndic de réserve, autant il était gagné par une fébrilité sans cesse croissante, une envie brûlante de voir enfin le bout du tunnel. D’une façon ou d’une autre, la longue retraite de la flotte serait bientôt terminée.
« Capitaine Geary. » L’expression de Carabali ne révélait rigoureusement rien. « Demande autorisation d’une entrevue en tête-à-tête avant le saut pour Atalia.
— Bien entendu, colonel. Je n’ai pas d’engagements avant deux heures, de sorte que nous pouvons tenir cette réunion quand vous serez disposée.
— Tout de suite m’irait parfaitement, capitaine.
— D’accord. » Geary autorisa l’image de Carabali à se matérialiser dans sa cabine puis, d’un geste, désigna un siège à sa présence virtuelle. Le colonel parut aller s’y installer, l’échine roide et le maintien officiel. « À quel sujet, cette réunion ?
— Considérez-la comme une mission de reconnaissance, capitaine. » Carabali lui jeta un regard pénétrant. « Que comptez-vous faire quand la flotte rentrera, capitaine Geary ? J’ai entendu divers échos et j’aimerais connaître la vérité. »
La loyauté de l’infanterie spatiale envers l’Alliance était légendaire, mais, compte tenu des nombreux changements dont il avait été témoin, Geary s’était souvent demandé ce que les fantassins ressentaient à présent à l’égard des autorités civiles et ce qu’ils pensaient des propositions qu’on lui avait faites de prendre le pouvoir au retour de la flotte. Mais il n’avait jamais trouvé le moyen de leur poser ces questions sans avoir l’air de les sonder comme pour chercher à se gagner leur soutien, ce à quoi il se refusait absolument. Assis face au colonel, il la fixait droit dans les yeux. « Je compte obéir aux ordres qu’on me donnera. J’aurai sans doute quelques suggestions à faire, ainsi qu’une proposition en vue d’une opération précise, mais j’ignore comment elles seront accueillies. Est-ce cela que vous vouliez savoir ?
— En grande partie. » Carabali scruta Geary un bon moment. « Je me garderai bien de faire insulte à votre intelligence en feignant de croire que nous ignorons tous les deux que vous n’êtes pas seulement un officier de la flotte. Vous pouvez choisir de vous plier à ces ordres, mais vous avez d’autres options.
— Et vous voulez savoir si j’envisage de les adopter ? »
Carabali hocha la tête, le visage toujours aussi impassible.
Geary secoua la sienne. « Non, colonel. Aucune, en tout cas, qui pourrait contrevenir à mon serment à l’Alliance. Est-ce assez clair ?
— De votre part, oui. » Carabali s’interrompit encore. « Certains messages discrets circulent dans la flotte, laissant entendre que vous ne comptez pas vous contenter d’obéir aux ordres.
— Les gens entendent ce qu’ils ont envie d’entendre, colonel. Je n’y vois pas d’inconvénient, tant que cela ne les pousse pas à des agissements qui pourraient nuire à l’Alliance.
— Qu’entendez-vous exactement par “nuire à l’Alliance” ? » insista Carabali.
Geary se rejeta en arrière en secouant la tête. « La plus grande force de l’Alliance n’a jamais été sa flotte, le nombre de ses systèmes stellaires ni l’immensité de sa population. Mais les principes auxquels nous croyons et nous soumettons. Je ne fomenterai pas un coup d’État, colonel, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour empêcher qu’on en fomente un en mon nom. » Geary ne craignait pas que l’écho de ces dernières paroles revînt aux oreilles de ses partisans les plus égarés. Après tout, c’était ce qu’il avait dit à Badaya.
Carabali l’étudia puis hocha la tête. « Vous efforcerez-vous de garder le commandement de la flotte ?
— Oui.
— Alors même que vous ne l’avez assumé que par obligation dans le système mère syndic ?
— Oui. » Geary se permit un petit sourire. « J’ignorais que ça se voyait à ce point.
— Ce n’était pas le cas. » Carabali eut à son tour un sourire fugitif. « J’ai pour habitude de m’efforcer de percer la carapace des officiers de la flotte. La vie de mes fantassins en dépend. » Elle afficha de nouveau un visage de bois. « Croyez-vous pouvoir mettre fin à cette guerre ? »