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Geary s’apprêta à répondre puis lui jeta un regard interrogateur. « Vous avez dit “mettre fin”, pas “gagner”.

— J’ai posé la question que j’entendais poser, capitaine.

— Je devais m’en assurer. » Geary se pencha légèrement pour scruter le visage de son interlocutrice, mais il n’y lut que le masque du professionnalisme. « Je continue d’en apprendre beaucoup sur le pourquoi de cette guerre et sur ce que la flotte et l’Alliance ressentent à son égard. »

Carabali porta la main à son menton et le massa longuement comme si elle réfléchissait au problème. « Je combattrai aussi longtemps qu’il le faudra pour protéger l’Alliance. Cela dit… je suis lasse de décider du sort des gens, de la vie ou de la mort d’autrui. Le fardeau est trop lourd.

— Je sais. Vous pouvez m’en croire.

— En effet, mais pas de la même façon que moi. La flotte offre certains luxes que ne permet pas le combat au sol, et votre passé diffère considérablement du nôtre. Vous avez grandi en temps de paix et, jusqu’à Grendel, toute votre carrière dans la flotte s’était déroulée dans la paix. » Elle détourna les yeux, donnant l’impression de fixer le néant. « Puis-je vous raconter une histoire ? Celle d’un certain lieutenant, née pendant la guerre, qui s’était enrôlée pour marcher sur les brisées de sa grand-mère et de son père. Au cours d’une de ses premières missions, son peloton et elle ont été coupés du reste de son unité. L’air était toxique, saturé d’agents chimiques syndics. L’énergie de leur cuirasse de combat commençait à faiblir et, si elle ne parvenait plus à alimenter les supports vitaux, tous mourraient. »

Geary dévisagea le colonel, dont le visage ne trahissait toujours rien. « Situation épouvantable, même pour un officier chevronné.

— En effet. Je ne vous ai pas encore dit que le peloton du lieutenant avait investi un fortin syndic encaissé et capturé un certain nombre de ses défenseurs. Les réserves d’énergie des cuirasses de ces Syndics étaient encore pratiquement intactes, et le sous-off du lieutenant lui laissa entendre qu’il serait possible de bricoler un dispositif permettant de pomper cette énergie pour la transférer dans leurs propres cellules. »

Le colonel marqua une nouvelle pause oratoire, le temps que Geary, non sans réprimer un frisson, s’imprègne de la situation. « Mais, leurs cuirasses vidées de leur énergie, ces prisonniers syndics mourraient.

— Ou il faudrait les massacrer pour leur interdire d’agresser les fantassins en prenant conscience du sort qui les attendait, renchérit Carabali. Le lieutenant savait que c’était la seule décision à prendre, mais aussi qu’elle la hanterait toute sa vie durant.

— Qu’a-t-elle fait ?

— Elle a hésité, déclara Carabali sur un ton aussi détaché que si elle délivrait un rapport de routine. Et son sous-off, un fumier de sergent aussi impitoyable que peut l’être un soudard, lui a suggéré de sortir un instant du fortin pour voir si elle ne pourrait pas rétablir les communications avec le reste des forces de l’Alliance. Le lieutenant a sauté sur l’occasion, parfaitement consciente de ce à quoi elle consentait en réalité, et elle a patienté devant la porte jusqu’à ce que le sergent ressorte avec assez de cellules d’énergie chargées à bloc pour permettre à sa cuirasse de combat de continuer à fonctionner. Tout le peloton disposait apparemment d’assez d’énergie, à présent, pour regagner les lignes de l’Alliance. Le lieutenant a pris la tête et tous sont rentrés le même soir. Personne ne leur a demandé comment il se faisait que leurs cellules d’énergie avaient duré si longtemps. Et le lieutenant a été décorée pour avoir réussi à sauver son peloton dans des conditions aussi précaires. »

Machinalement, le regard de Geary se porta sur le sein gauche de l’uniforme de Carabali, en quête du ruban qui peut-être rappelait cet événement.

Mais le colonel poursuivit d’une voix blanche : « Le lieutenant ne porte jamais cette médaille ni son ruban.

— Est-elle jamais retournée dans ce fortin ?

— Inutile. Elle savait déjà ce qu’elle y trouverait. » Carabali désigna l’hologramme des étoiles d’un signe de tête. « Quelque part en ce moment même, un autre lieutenant de l’Alliance est confronté au même dilemme, capitaine Geary. Quelque part, un foutu officier syndic est en train de prendre une décision similaire parce que c’est la seule possible. On a déjà pris trop de décisions de ce genre.

— Je comprends.

— Laquelle prendrez-vous, capitaine ? » Carabali reporta le regard sur lui. « Pouvez-vous mettre fin à cette guerre dans des conditions acceptables ?

— Je n’en sais rien. » Au tour de Geary de montrer les étoiles. « Ce que je proposerai dépendra en grande partie de ce qu’il adviendra entre ici et l’espace de l’Alliance, mais, pour l’instant… Colonel, je vais devoir vous demander de n’en point parler hors de ces murs.

— Bien sûr, capitaine.

— Pour l’instant, semble-t-il, il me faudra sans doute envisager très sérieusement de hasarder de nouveau cette flotte, dès que je l’aurai conduite en lieu sûr. Je ne sais trop comment le prendront les dirigeants de l’Alliance ni, par le fait, ses officiers eux-mêmes. »

Carabali se renfrogna légèrement. « Très mal, si cette initiative venait de tout autre que vous. Mais vous vous êtes gagné un énorme capital de confiance, capitaine.

— Malgré la perte de nombreux vaisseaux ?

— Votre conception du mot “nombreux” diffère beaucoup de celle des gens qui sont nés pendant la guerre, capitaine. » Carabali toucha de l’index les insignes de son grade. « Ceux-là appartenaient à ma grand-mère et mon père. Tous deux sont morts au combat avant d’avoir pu les transmettre personnellement à l’un de leurs enfants. J’avais espéré briser cette malédiction familiale, mais, capitaine Geary… déclara-t-elle en rivant son regard dans le sien, si ma mort au champ d’honneur garantissait à mes enfants le droit de ne pas les porter parce que la guerre aurait pris fin dans des conditions tolérables pour la population de l’Alliance, je ferais volontiers ce sacrifice. C’est là le point crucial, capitaine. Nous consentons depuis longtemps à mourir, mais ce consentement est désormais entaché de désespoir, car nos sacrifices restent sans effet. Nous comptons sur vous pour leur donner un sens, si jamais nous devons en arriver là. »

Geary opina, une boule au creux de l’estomac. « Je vous promets de faire de mon mieux.

— Vous l’avez toujours fait, capitaine. Et, si vous tenez votre promesse de ne pas violer votre serment à l’Alliance, les fantassins de cette flotte feront aussi de leur mieux. »

Cette fois, Geary fronça les sourcils. Il lisait entre les lignes. « Voilà une déclaration bien ambiguë de votre part, colonel.

— En ce cas, je vais clarifier mes propos : si jamais vous donniez l’ordre d’agir contre le gouvernement de l’Alliance, mes officiers et moi-même ferions tout ce qui est en notre pouvoir pour empêcher les fantassins de s’y plier.

— Ça ne devrait pas poser de problème, puisque je n’ai pas l’intention de donner cet ordre.

— Alors nous nous comprenons. » Carabali détourna un instant le regard, pensive, les yeux voilés. « Mais, si nous recevions celui de vous arrêter… alors ça deviendrait épineux. Obéir à un ordre légitime devrait pourtant être simple. Mais pas si vous avez respecté votre serment. Voilà très longtemps, un sage a dit que tout est simple dans la guerre, mais que tout ce qui paraît simple peut devenir compliqué. Comme en l’occurrence, par exemple. Est-il légitime d’arrêter un officier aux états de service sans tache en raison de ce qu’il pourrait faire ? Les avocats civils et militaires pourraient en débattre éternellement. Comme vous l’avez dit, l’Alliance ne vaut que par les principes que nous chérissons. Et les droits civiques en font partie depuis toujours.