— C’est vrai, colonel. » Geary se leva. « Je vous promets de faire mon possible pour éviter un tel conflit entre vos ordres et vos principes. Nous sommes du même bord et, très sincèrement, je m’en félicite.
— Moi aussi, capitaine. » Carabali se leva à son tour. « Vous n’êtes pas trop nul pour un calmar de l’espace.
— Merci, colonel. J’en ai autant à votre service. » Carabali esquissa encore un sourire fugace, puis se mit au garde-à-vous et salua. Alors qu’elle s’apprêtait à couper la communication, Geary reprit la parole : « Il y a une autre décision que votre lieutenant aurait pu prendre. »
Carabali opina. « Mon lieutenant l’a toujours su, capitaine, mais celle à laquelle elle s’est résignée l’a toujours révoltée. Avec votre permission, capitaine. » Le colonel de l’infanterie salua de nouveau puis son image s’effaça.
Geary se rassit lentement. Il avait l’impression qu’il jonglait avec cent balles en même temps et que l’Alliance volerait en éclats s’il en laissait tomber une seule.
Il remonta sur la passerelle une heure avant le saut pour Atalia. La flotte de l’Alliance était disposée en une formation de combat composée d’un corps principal flanqué de part et d’autre d’une force de soutien, et prête à réagir au cas où la flottille de réserve syndic la guetterait de l’autre côté. Geary la passa en revue, parcourut de nouveau les relevés de sa situation logistique en tiquant à la vue des faibles réserves de cellules d’énergie et de munitions, puis appela ses commandants. « Préparez-vous à toute éventualité à notre émergence. Si les Syndics sont sur place, engagez le combat avec toutes les cibles à votre portée en recourant à toutes les armes disponibles. Ils se trouveront plus vraisemblablement à faible distance du point de saut, et nous disposerons alors d’une marge de manœuvre pour occuper une position propice avant d’attaquer. Nous nous reverrons à Atalia puis à Varandal.
— Quinze minutes avant le saut », annonça un officier de quart.
Rione se leva du fauteuil de l’observateur pour se pencher par-dessus le dossier de celui de Geary. « Dois-je prendre la peine de vous demander pourquoi une flotte dans l’état de la nôtre envisage d’attaquer à Atalia au lieu de piquer directement sur le point de saut pour Varandal ?
— Parce que les Syndics se seront sûrement préparés à notre tentative pour les contourner, répondit Geary. Ne vous méprenez pas. Si jamais l’occasion s’en présentait, je foncerais vers le point de saut. Mais je ne m’attends pas à ce qu’on nous en laisse le loisir.
— Ils ne nous arrêteront pas », affirma calmement Desjani.
Rione la dévisagea longuement avant de répondre : « Je vous crois. » Puis elle regagna son siège, laissant une Desjani perplexe qui, les sourcils froncés, cherchait visiblement, et futilement, un sens caché à cette réponse.
Geary regarda défiler les secondes du compte à rebours à mesure que la flotte se rapprochait du point de saut puis donna l’ordre : « À tous les vaisseaux, sautez pour Atalia. »
Dans trois jours et dix-huit heures, ils sauraient enfin ce qui les attendait dans le dernier système stellaire syndic qu’il leur faudrait traverser sur le chemin du retour.
L’espace du saut a de nombreux aspects négatifs. Cette sensation de démangeaison, déjà, qui empire à mesure que le séjour se prolonge, que la plupart des gens décrivent comme l’impression de se sentir à l’étroit dans sa peau. Puis cette autre impression, elle aussi sans cesse croissante, de présences invisibles rôdant à la périphérie de votre vision. Et toujours, si bref soit le transit, cette grisaille infinie, ce néant qu’aucune étoile ne vient éclairer.
Et ces bizarres lumières qui s’embrasent aléatoirement pour une raison inconnue. Aucun moyen d’explorer l’espace du saut n’ayant encore été inventé, elles restent une énigme. En les regardant, comme il le faisait à présent, Geary ne pouvait s’empêcher de songer à la légende qui voulait que son esprit eût été naguère, durant les longues années où son organisme congelé avait reposé dans le sommeil de l’hibernation, une de ces lumières.
Toutefois, l’espace du saut avait le singulier mérite de rester toujours opaque et identique à lui-même. Isolés dans ses étranges confins, les vaisseaux parvenaient tout juste à échanger des messages extrêmement simples, sans jamais rien voir, littéralement, de l’espace conventionnel. En réfléchissant aux événements quasiment incessants qui s’y déroulaient, Geary accueillait parfois avec plaisir la paix relative qu’offrait cet isolement.
Mais on ne reste pas éternellement dans l’espace du saut. Tôt ou tard, il vous faut affronter le monde réel.
« Nous arrivons à Atalia dans deux heures. » Desjani était plantée devant lui dans sa cabine. L’hologramme des étoiles flottait entre eux. « Le combat sera rude.
— J’espère seulement que cette flottille de réserve est moins importante que dans l’estimation d’Iger, et qu’elle n’est pas alignée devant le point de saut de manière à nous frapper aussitôt de toutes ses forces. » Geary se leva, activa l’hologramme et afficha l’image de la flotte telle qu’un observateur aurait pu la voir dans l’espace du saut : des rangées de gros vaisseaux et des nuées de destroyers et de croiseurs entourant douillettement les massifs auxiliaires survivants.
Sa flotte. Il n’aurait pas dû la regarder sous cet angle, mais il ne pouvait pas s’en empêcher. Il l’avait amenée jusque-là et, si les vivantes étoiles le voulaient, il la reconduirait chez elle. Mais que se passerait-il ensuite ?
« À quoi pensez-vous ? demanda Desjani.
— J’aimerais ne pas avoir pas à faire ce à quoi je me sens contraint.
— Remettre à d’autres le commandement de la flotte à Varandal ? Ça n’arrivera pas, à mon avis, capitaine.
— Je ne suis qu’un capitaine. D’une très grande ancienneté, certes, mais rien qu’un capitaine.
— Vous êtes le capitaine Geary. Le John Geary. Ça change tout. »
Il poussa un long soupir. « Mais, si je conserve son commandement… »
Desjani arqua un sourcil inquisiteur. « Vous avez décidé de la suite des événements ?
— J’y ai réfléchi. Il n’y a qu’une seule initiative que nous puissions prendre si nous réussissons à rentrer. Si nous leur en laissons le temps, les Syndics se remettront des coups que nous leur avons portés. Nous avons détruit leurs chantiers navals de Sancerre, mais ce sont loin d’être les seuls où ils construisent des vaisseaux. Chaque jour qui passe leur permet de compenser un peu plus leurs pertes. Autant dire qu’il nous faudra les frapper à nouveau le plus tôt et le plus rudement possible, pendant qu’ils sont encore déstabilisés. » Il fit la grimace. « Je parle de leurs chefs, naturellement. La source même de leur pouvoir, cette flotte qui leur a permis de nous attaquer et d’asservir leurs populations, sera dispersée pour un bon moment après Atalia, espérons-le. Nous ne pouvons certes pas vaincre tous leurs systèmes stellaires l’un après l’autre parce qu’ils sont foutrement trop nombreux, mais nous ne jouirons jamais d’une meilleure occasion de décapiter toutes les têtes pensantes des Mondes syndiqués. »
Desjani eut un sourire sinistre. « Il va falloir y retourner. » Elle tendit la main pour enfoncer quelques touches, et une représentation d’une vaste portion de la Galaxie se substitua aux images de la flotte. Une étoile, assez distante de Varandal et mise en relief par l’hologramme, brillait d’un éclat plus vif que les autres. « Au système mère syndic. Mais, cette fois, ce sera différent.