Geary cessa une seconde de respirer. Rione émit un son étranglé. Desjani se contenta de regarder fixement la Syndic.
« Cette flotte n’en est pas responsable, déclara lentement Iger. Nous ignorions que ça s’était produit. Aucune de nos unités n’est passée par Kalixa. »
La Syndic le dévisagea. Son désarroi était patent.
« Comment sait-elle ce qui s’est passé à Kalixa ? s’étonna Rione. C’est sûrement très récent.
— Ça saute aux yeux, répondit Desjani. Les dommages à sa proue, apparemment causés par un seul coup massif. Son croiseur lourd devait se trouver assez loin du portail pour en réchapper, mais il a tout de même été très endommagé. Il n’a pas été touché à Atalia en allant combattre les vaisseaux de l’Alliance depuis Varandal. Il était déjà dans un sale état à son arrivée. » Elle parut réfléchir un instant. « D’aussi gros dégâts infligés à un croiseur lourd. La décharge d’énergie consécutive à l’effondrement du portail de Kalixa a dû être considérablement plus violente qu’à Lakota.
— Mais qu’est-ce qui l’a déclenché ? » demanda Geary.
Au même instant, le lieutenant Iger posait la question à la Syndic : « Capitaine, y avait-il des vaisseaux de l’Alliance à Kalixa quand le portail de l’hypernet s’est effondré ?
— Elle envisage de mentir, lieutenant, prévint le sous-off. Non. Elle préfère dire la vérité.
— Non, répondit la Syndic.
— Alors quels autres vaisseaux de guerre se trouvaient-ils à proximité du portail lors de son effondrement ?
— Il n’y en avait aucun ! aboya la Syndic, dont les nerfs cédèrent brusquement à ce souvenir. Il n’y avait rien près du portail ! Il a tout bonnement commencé à s’effondrer et ses torons à flancher. Un cargo présent dans le système stellaire avait visionné des images de… de Lakota, et il a envoyé des mises en garde. Tout le monde s’est mis à appeler au secours. Nous nous trouvions à la lisière du système, près du point de saut pour Atalia. Nous avons présenté notre proue au portail et renforcé nos boucliers, mais nous n’y avons survécu que d’un cheveu ! Kalixa… » Elle inspira profondément et frémit. « Kalixa a disparu. Entièrement. Tout le monde. Il n’en reste plus rien.
— Elle dit la vérité, dit le premier-maître à Iger d’une voix ténue.
— Pas étonnant qu’elle ait eu l’air en état de choc la première fois, lâcha Desjani à voix basse. Pire qu’à Lakota. Première fois que j’ai pitié d’une Syndic. »
Iger observait la prisonnière, à présent tout aussi pâle qu’elle. « Nous n’y sommes pour rien. »
Mais la Syndic poursuivait, la voix entrecoupée : « Nous avons sauté ici. Sur ordre. Allez à Atalia. Nous y avons trouvé de nombreux vaisseaux en attente. La flottille de réserve, paraît-il. Nous avons rendu compte aux officiers supérieurs. Ils n’ont pas voulu nous croire et ont même exigé de voir mon journal de bord. Puis ils nous ont dit de poursuivre la mission qui nous avait été affectée, se sont retournés et ont piqué vers le point de saut pour Varandal. En nous plantant là. Sur ce, l’Alliance a déboulé et un combat s’est ensuivi. » La Syndic déglutit et inspira profondément. « Ensuite notre trajectoire a croisé celle de quelques modules de survie de l’Alliance. Les ordres tiennent toujours : prenez autant de prisonniers que possible. C’est ce qu’on a fait. »
Iger patienta un instant, l’air un tantinet désemparé, tout en regardant la Syndic frissonner, les yeux hagards. Geary fit signe au sous-off. « Dites au lieutenant de lui accorder un répit. Voyez si elle a besoin de soins médicaux. Capitaine Desjani, coprésidente Rione, veuillez m’accompagner. »
Les deux femmes le suivirent hors de la zone réservée aux services du renseignement. Tous trois gardèrent le silence jusqu’à la salle de conférence de la flotte et Geary ne reprit la parole qu’après avoir fermé hermétiquement son écoutille : « Il n’y a qu’une seule explication possible aux événements de Kalixa.
— Ce sont eux, affirma Desjani en se renfrognant. Les extraterrestres. Ils ont cru que nous irions à Kalixa ou l’ont supposé. Ils ont éliminé un portail que nous aurions pu emprunter.
— Mais pourquoi n’avoir pas attendu notre arrivée ? La décharge d’énergie aurait alors frappé la flotte. »
Le froncement de sourcils de Desjani s’accentua encore. « Pour cela, ils auraient dû le savoir… Voilà votre réponse, capitaine. Ils ne peuvent plus nous localiser. Ils s’étaient habitués à connaître notre position et notre destination en temps pratiquement réel, de sorte qu’ils pouvaient intervenir. Mais, depuis que nous avons découvert et effacé leurs virus dans nos systèmes de navigation et de communication, ils en sont incapables. Ils ont estimé à vue de nez le moment où nous arriverions à Kalixa si nous nous y rendions directement, et ils ont fait exploser le portail en conséquence.
— Les délais de transit correspondent-ils ? » Geary procéda à des calculs puis secoua la tête. « Votre idée est peut-être juste, mais ils ont fait sauter ce portail assez tôt pour permettre au croiseur syndic de sauter jusqu’ici avant notre arrivée, en en apportant la nouvelle. Trop prématurément pour nous piéger.
— Pas si nous ne nous étions pas attardés de façon atypique à Dilawa. » Desjani afficha les délais de transit correspondants et montra les résultats.
Geary s’apprêta à répondre, mais les mots lui manquèrent. Les chiffres ne mentent pas. Une traversée rapide du système de Dilawa suivie d’un saut direct pour Kalixa y aurait amené la flotte moins d’une semaine plus tôt. Un minutage parfait.
Rione secouait la tête. « Même quand vous vous plantez, ça finit bien.
— Il est inspiré, s’entêta Desjani.
— Peut-être, répondit Rione. Mais il me semble qu’une planification intelligente peut offrir les mêmes avantages qu’une intervention divine sans en présenter les aléas ni l’arbitraire. En l’occurrence, les tergiversations inhabituelles de la flotte et son inclination coutumière à éviter les systèmes stellaires syndics dotés d’un portail de l’hypernet semblent lui avoir profité. » Son visage se crispa. « Un système stellaire a été anéanti et avec lui toute vie humaine. Les extraterrestres ont entrepris ce que nous redoutions tant. Ils déclenchent l’effondrement des portails.
— Nous avons encore le temps de désamorcer l’entreprise, s’entêta Geary. C’était un tir au jugé et il a raté sa cible. Le temps que les extraterrestres se rendent compte que nous n’étions pas à Kalixa…
— Il ne s’agit pas seulement des extraterrestres ! Vous n’avez donc pas encore compris ? » Rione les dévisagea d’un œil furibond. « La flottille de réserve syndic nous attendait à Atalia et, quand elle a appris par ce croiseur lourd ce qui s’était passé à Kalixa, elle a sauté pour Varandal. L’annonce de l’effondrement du portail de Kalixa a déclenché une révision de ses instructions. Réfléchissez ! Pourquoi aurait-elle sauté pour Varandal après avoir appris cette nouvelle ? »
Desjani répondit la première d’une voix tendue. « Le portail de l’hypernet de l’Alliance à Varandal. Elle va tenter de provoquer son effondrement, en représailles aux événements de Kalixa dont elle nous rend responsables.
— Exactement. » Rione tremblait quasiment d’émotion contenue. « Le cycle des représailles a d’ores et déjà entamé ce qui pourrait bien être la dernière offensive de l’humanité. Le vœu des extraterrestres est exaucé. C’est en marche. Nous arrivons trop tard. »
Onze
« Il n’est pas trop tard ! aboya Geary. Les Syndics n’ont pas encore fait sauter le portail de Varandal et, si nous arrivons là-bas à temps, nous pourrons les en empêcher. Nous pouvons arrêter le processus et nous le ferons !