— Je dois sans doute remercier mes ancêtres que vous soyez le commandant de mon vaisseau amiral. Encore une fois, je veux dire. »
Un coin de la bouche de Desjani se retroussa en un demi-sourire. « Je vais le prendre comme un compliment de nature purement professionnelle. Maintenant, avec votre permission, je dois régler d’autres problèmes ; quant à vous, il vous faut encore énoncer les instructions ordonnant à la flotte de faire mouvement vers Héradao.
— Certainement, capitaine Desjani. » Il arracha son regard à son sourire et s’efforça de détourner ses pensées des lèvres de Desjani et de l’effet qu’elles feraient sur les siennes. Ça n’arriverait pas, du moins tant qu’il commanderait à la flotte et que durerait cette guerre. Elle avait mérité son respect d’innombrables façons, et, même s’il échouait à conserver à son endroit les sentiments purement professionnels de rigueur, il avait au moins la certitude qu’il le lui témoignerait tant en public qu’en privé. Il se contenta donc de se lever et de lui retourner son salut.
Mais elle pivota sur le seuil juste avant de sortir. « J’espère que vous ne prendrez pas mes paroles en mauvaise part, capitaine. Je me suis sentie obligée de vous parler franchement et fermement.
— Merci, capitaine Desjani. De mon côté, j’espère que vous continuerez à me parler avec autant de franchise et de fermeté que vous le jugerez nécessaire, et moi à vous écouter. Quelqu’un m’a affirmé que j’étais un des plus raisonnables fils de pute de cette flotte.
— C’est probablement vrai, capitaine, mais que ça ne vous monte pas à la tête. »
Geary réussit à se retenir de rire jusqu’à ce que l’écoutille se fût refermée derrière elle.
Deux
La salle de conférence de l’Indomptable n’était pas vaste à ce point ; la table et les sièges qu’elle contenait auraient permis à une douzaine de personnes tout au plus d’y prendre place, mais le logiciel de visioconférence modifiait les dimensions apparentes du compartiment et de son ameublement pour permettre à un nombre indéfini de participants de s’y installer lors de n’importe quelle réunion ; de sorte que Geary trônait à la tête d’une table extrêmement longue autour de laquelle étaient assis des centaines d’officiers. Aucun de ces individus, hormis le capitaine Desjani, la coprésidente Rione et lui-même, n’était physiquement présent. Autant il détestait les conférences stratégiques, autant il lui fallait admettre que ce logiciel était un dispositif impressionnant. En outre, lors des âpres discussions du passé, que les participants ne soient pas sur place leur avait interdit de se sauter à la gorge.
Hélas, cette fois, il y avait bien peu de chances pour qu’un tel débat ouvert prît place. Sans doute répugnait-il à échanger des paroles oiseuses avec Numos, Casia, Midea ou leurs pareils, mais leur hostilité déclarée avait au moins ce mérite : on savait qui l’on devait surveiller de près. Pour l’heure, Geary aurait volontiers affronté une telle franche résistance, car elle lui aurait peut-être permis d’identifier les derniers opposants à son commandement de la flotte. Mais, quels qu’ils fussent, les meneurs de cette opposition semblaient avoir gaspillé la plupart de leurs boucliers humains et ils restaient encore dans l’ombre, ce qui ne manquait pas de l’exaspérer. Sans doute ne se serait-il pas donné la peine de tant s’inquiéter de leurs agissements s’ils n’avaient représenté une menace que pour son autorité, puisque, depuis la seconde bataille de Lakota, son statut auprès des matelots et de la plupart des officiers de la flotte était aussi solide qu’un blindage de coque, mais ses ennemis masqués avaient à plusieurs reprises donné la preuve qu’ils étaient prêts à risquer des vaisseaux pour frapper Geary. Le jeu avait changé : on n’essayait plus seulement de le déboulonner, on tentait désormais de les assassiner, lui et ses plus fermes soutiens, ce qui, en pratique, revenait à détruire les bâtiments à bord desquels ils se trouvaient.
Geary afficha l’hologramme des étoiles au-dessus de la table de conférence. « Toutes mes excuses pour ce retard dans l’exposition de mes intentions. Nous avons désormais dépouillé Dilawa de tout ce qui pouvait nous être utile. J’ai d’ores et déjà ordonné à la flotte de mettre le cap sur le point de saut pour Héradao. » Sur l’hologramme, la trajectoire prévue décrivait une courbe gracieuse à travers les vastes étendues de vide interplanétaire du système de Dilawa. « Nous espérons que des prisonniers de guerre de l’Alliance s’y trouveront encore, auquel cas nous les libérerons.
— Il nous faudrait “libérer” des vivres en même temps, fit abruptement remarquer le capitaine Tulev. Nos réserves actuelles ne suffiront pas. »
Le capitaine Neeson de l’Implacable secoua la tête : « Nous ne pourrions en piller davantage qu’en investissant une zone d’entrepôts à la surface d’une planète, et c’est au-delà des compétences actuelles de nos fusiliers. Nous ne pouvons pas non plus nous fier à ceux que nous livreraient les Syndics sous la pression, et il nous serait impossible de tout analyser consciencieusement.
— Deux mille prisonniers à Héradao, selon les anciennes archives que nous détenons, souligna Tulev. Nous devons les libérer, j’en conviens. Nous pouvons les héberger. Les équipages de certains de nos vaisseaux sont encore légèrement affaiblis par les pertes enregistrées au cours des combats, même en tenant compte des rescapés des bâtiments détruits recueillis par la suite, et les autres peuvent accepter des effectifs supplémentaires le temps d’atteindre l’espace de l’Alliance. Mais le problème des vivres devient de plus en plus crucial.
— Comme celui du carburant, voulez-vous dire », grommela le capitaine Armus du Colosse.
Geary leva la main pour imposer le silence. « Nous manquons de tout. Toutefois, les systèmes logistiques affirment que, même en recueillant deux mille prisonniers libérés, nous pourrions regagner l’espace de l’Alliance sans manquer de vivres. Néanmoins, il faudrait réduire encore les rations.
— Et si nous prenions du retard ? s’enquit Tulev.
— Nous ne pouvons plus nous le permettre, répondit Geary. Les réserves de vivres et de cellules d’énergie ont atteint un niveau critique, et nous ne pourrons compter sur une source de réapprovisionnement que dans l’espace de l’Alliance. Nous allons continuer de nous déplacer et de combattre. Nous devions jusque-là prendre soin de maintenir les Syndics dans l’obligation de deviner notre itinéraire de repli, mais, dorénavant, nous piquerons droit devant nous. » Des sourires de soulagement éclorent sur de nombreux visages pendant que Geary grossissait l’échelle de l’hologramme, mais un grand nombre s’effacèrent aussitôt.
Armus se chargea de formuler oralement l’inquiétude générale : « Une trajectoire en ligne droite accroîtrait nos chances de tomber sur des forces syndics chargées de nous bloquer la route. Comment les combattre si nous manquons de cellules d’énergie ? »
Prions pour que nos ancêtres fassent un miracle ! Cette réponse lui traversa un instant l’esprit, mais une planification stratégique repose malaisément sur l’espoir d’une intervention providentielle. « En nous battant assez intelligemment pour en gaspiller le moins possible. Si besoin, nous nous efforcerons de les contourner en trombe pour les laisser derrière nous. » Si avisé et raisonnable que fût ce stratagème, il ne manqua pas de faire fleurir des grimaces tout autour de la table. Il était par trop contraire aux concepts de courage et d’honneur qui présidaient, depuis au moins une génération, à toutes les opérations de la flotte et avaient aussi généré d’effroyables pertes. Geary était désormais assez instruit de ce comportement pour connaître le moyen de les satisfaire. « Nous pourrons toujours revenir détruire ces vaisseaux syndics quand nous aurons refait le plein, ou les abandonner à ceux des nôtres qui auront défendu l’espace de l’Alliance en notre absence et méritent bien, eux aussi, de leur porter quelques coups. »