— Exactement. Auquel cas, toute considération d’ordre humanitaire mise à part, il nous faut absolument la désamorcer. Et la méthode la plus sûre est encore de livrer aux Syndics le secret de la conception du dispositif de sauvegarde.
— Mais ce serait de la haute trahison, se rebella Desjani.
— On… pourrait en effet le voir sous cet angle. »
Le silence régna un moment puis Duellos reprit la parole : « Je crois que le capitaine Cresida marque un point. Elle envisage de neutraliser une arme d’une très haute dangerosité qui pourrait être employée contre nous. Si nous n’en procurons pas le moyen aux Syndics, nous en pâtirons comme eux.
— Le grand conseil de l’Alliance ne verra probablement pas le problème sous ce jour, déclara calmement Rione. Il voudra sans doute préserver la possibilité de retourner les portails contre les Syndics.
— Et quelle est votre opinion personnelle ? lui demanda Geary.
— Vous la connaissez. Ce sont des armes trop dangereuses et trop épouvantables pour qu’on les emploie.
— En ma qualité d’officier de la flotte de l’Alliance, j’ai juré de la protéger, laissa tomber Tulev, la tête baissée et le regard braqué sur le pont. Il n’est pas toujours aisé de décider de la meilleure façon de s’y prendre, surtout quand cette méthode risque d’être interprétée comme un soutien à l’ennemi. » Il releva les yeux vers ses interlocuteurs, le visage plus impassible que jamais. « Je n’aime pas les Syndics, mais c’est autant une affaire d’intérêt personnel qu’une question humanitaire. Nos dirigeants n’accepteront vraisemblablement cet argument qu’après des débats prolongés et des atermoiements qui pourraient se révéler fatals à des milliards d’êtres humains. Dans la mesure où je n’ai plus rien à perdre, je pourrais parfaitement livrer moi-même cette information aux Syndics. »
Desjani lui jeta un regard anxieux. « Vous avez suffisamment donné à l’Alliance ! Pas question de me planquer derrière vous !
— Et vous, qu’en pensez-vous ? lui demanda Geary. »
Elle détourna les yeux et respira pesamment. « Je… Malédiction ! Maudits soient les Syndics et leurs dirigeants ! Après toutes les souffrances qu’ils nous ont infligées, ils exigent que nous commettions une trahison au nom de la protection de ce qui nous tient à cœur. » Elle reporta avec véhémence le regard sur Geary. « La clé de l’hypernet syndic.
— Eh bien ?
— Elle ne sert à rien pour l’instant. Nous la regardions comme un atout qui nous permettrait de remporter la victoire si nous la dupliquions en regagnant l’Alliance, mais, pour le moment, elle est complètement inutile. »
Cresida rit amèrement puis hocha la tête. « Bien sûr. Je n’avais pas encore saisi. Nous ne pouvons pas emprunter l’hypernet syndic avec cette clé parce que nous n’osons pas nous aventurer dans les systèmes stellaires ennemis pourvus d’un portail qui pourrait s’effondrer à notre approche et anéantir toute la flotte. Pour que la clé nous procure un avantage susceptible de nous faire gagner la guerre, il faudrait que les Syndics aient des portails dont les extraterrestres ne pourraient pas provoquer l’effondrement sur commande.
— Il faudrait donc leur livrer le dispositif de sauvegarde pour nous assurer la victoire ? » Duellos s’esclaffa brièvement à son tour. « Et ils seront contraints de l’installer sur leurs portails, faute de quoi la présence de ces bombes susceptibles d’exploser à tout moment en anéantissant les systèmes qu’elles sont censées desservir serait leur alternative à l’irruption de la flotte de l’Alliance par ces mêmes portails. Même un commandant syndic saurait facilement répondre à une question aussi simple. Les vivantes étoiles ne manquent pas d’humour, n’est-ce pas ?
— Pourquoi la bureaucratie syndic n’hésiterait-elle pas à installer ces sauvegardes ? s’enquit Desjani.
— Oh, elle le fera. Elle s’efforcera encore plus âprement que celle de l’Alliance d’étouffer l’affaire, jusqu’à ce que les systèmes stellaires se mettent à sauter l’un après l’autre comme autant d’ampoules de mauvaise qualité et que les dirigeants syndics se voient contraints d’affirmer qu’ils n’avaient reçu aucun avertissement et ne savaient même pas pourquoi ça s’était produit antérieurement. » Duellos fit un signe à Rione. « Mais ce qui est bon pour l’Alliance ne l’est pas moins pour les Syndics. Diffusez les enregistrements des événements de Lakota, comme nous l’avons déjà fait partout où nous sommes passés, en même temps que le secret de la conception des systèmes de sauvegarde, et le tout se répandra comme un virus. Les dirigeants locaux trouveront un moyen de justifier leur installation, soit en faisant preuve de bonne volonté, soit pour éviter des émeutes sur leurs planètes. Le temps que ceux de leur système mère en aient vent, la plupart de leurs portails en seront munis.
— Mas les Syndics feront-ils confiance à notre dispositif ? insista Desjani.
— N’importe quelle équipe d’ingénieurs un peu compétente pourrait constater par elle-même qu’il s’agit d’un système fermé, uniquement conçu pour faire ce qu’il est censé faire et rien d’autre. Bon sang, les Syndics sont probablement déjà en train de travailler à la conception de leur propre dispositif de sauvegarde, mais il y a de bonnes chances pour que leur bureaucratie garde ça sous le boisseau, avec cette manie qu’elles ont toutes de protéger leurs secrets. »
Desjani exhala lentement. « Alors ma réponse est oui. Livrez le secret aux Syndics. Parce que, en dernière analyse, cette décision protège l’Alliance.
— D’accord. » Geary regarda autour de lui, conscient de ce qu’il lui restait à faire. « Merci de vous être porté volontaire, capitaine Tulev, mais je ne peux pas exiger de vous que vous endossiez mes responsabilités à ma place. Je vais…
— Que non pas, l’interrompit Rione avant de pousser un soupir. Je devrais vous faire un sermon à tous sur le devoir et vous rappeler votre serment à l’Alliance ainsi que ses lois et le règlement de la flotte. Mais je suis une politicienne, alors comment pourrais-je me permettre de parler de serments et d’honneur ? On a suffisamment exigé de vous et de vos ancêtres au cours de ce siècle de guerre. Permettez cependant à la politicienne que je suis de prouver que tout honneur n’est pas mort chez vos dirigeants élus. C’est moi qui livrerai le secret aux Syndics.
— Madame la coprésidente… commença Geary, tandis que les autres officiers présents dévisageaient Rione, plus ou moins stupéfaits.
— Je ne suis pas sous vos ordres, capitaine Geary. Vous ne pouvez pas me l’interdire. Les arguments avancés ici sont certes convaincants, mais nous n’avons pas le temps d’en persuader nos autorités. Ce n’est pas seulement le destin de la flotte qui se joue sur la rapidité de son application, mais les vies de milliards de gens non prévenus. Si l’on y voit une traîtrise, cette souillure doit vous être épargnée pour le plus grand bien de l’Alliance. Je m’en chargerai donc, à moins que vous ne soyez disposé à m’arrêter et à m’accuser ouvertement de haute trahison. » Elle se tourna vers Cresida. « Votre dispositif se trouve-t-il dans la base de données de la flotte, capitaine ? »
Cresida hocha la tête, les yeux rivés sur Rione. « Oui, madame la coprésidente. Dans mes dossiers personnels, sous le nom de “Sauvegarde”.
— Alors je vais m’en emparer sans votre assistance puisque je peux accéder à ces dossiers. Ainsi vos mains resteront-elles propres.
— Propres ? Mais nous savons ce que vous allez faire, fit remarquer Duellos.
— Non. Vous l’ignorez.
— Vous venez de nous en faire part.