— Les paroles d’une politicienne ? » Rione sourit derechef, comme si elle y prenait plaisir. « Vous n’avez aucune raison de croire à leur sincérité. Vous vous imaginez sans doute que j’essaie de vous piéger en proposant une ligne d’action que je ne suivrai pas. Rien ne vous prouve que j’en ai sérieusement l’intention. »
Rione prit aussitôt congé, avant qu’on ait pu ajouter quoi que ce fût. Cresida hocha brusquement la tête, l’air songeuse, et reporta son regard de Geary à la porte que Rione venait de franchir. « Je comprends enfin pourquoi… »
Cresida ravala ses derniers mots, rougit légèrement, se leva en toute hâte, salua en faisant de son mieux pour ne pas regarder Desjani puis son image s’effaça.
Tulev l’imita avec une précipitation inhabituelle, salua et prit congé à son tour. Desjani se déplia, l’air lasse et résignée. « Je retourne sur la passerelle, déclara-t-elle.
— Mais… commença Geary.
— On se reverra là-haut, capitaine. » Elle salua soigneusement puis sortit à grandes enjambées.
Geary tourna vers Duellos une mine renfrognée. « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’a donc dit Cresida ? »
Au lieu de répondre à la question, Duellos brandit une paume comminatoire : « Ne me mêlez pas à ça.
— À quoi ?
— Allez plutôt vous entretenir avec vos ancêtres. Certains connaissent peut-être assez bien les femmes. » Duellos marqua une pause avant de sortir en secouant la tête. « Bon, je ne voudrais pas vous laisser dans l’expectative. Je vais vous fournir un indice. Quand deux êtres se lient, si brièvement que ce soit, ceux qui connaissent au moins l’un des deux se demandent tout naturellement ce qu’ils se sont trouvé.
— Vous parlez de Rione et de moi ? Vous vous demandez tous ce que je lui ai trouvé ?
— Bon sang, comment est-ce que ça peut vous étonner, mon vieux ? » Duellos fixa le pont d’un œil morose. « Nous sommes de drôles d’oiseaux, nous les bonshommes. Alors même que nous affrontons une menace mortelle pour toute notre espèce, la plus archaïque et infime tragédie personnelle peut détourner notre attention.
— Peut-être nous efforçons-nous simplement de ne pas y penser, avança Geary. D’éviter de réfléchir aux conséquences d’un échec. Auparavant, un échec pouvait se traduire par notre mort, la perte de nos vaisseaux et, à plus longue échéance, la défaite de l’Alliance. Maintenant, il pourrait signifier la fin de tout. Quelles sont nos chances, à votre avis ?
— Je n’aurais jamais cru que nous arriverions jusque-là, lui rappela Duellos. Tout reste possible.
— Pourquoi ? Pourquoi font-ils cela ?
— Les extraterrestres ? Peut-être aurons-nous l’occasion de leur poser la question en face avant que tout ne soit irrémédiablement consommé. » Duellos afficha une expression exceptionnellement âpre. « En braquant sur eux nos batteries de lances de l’enfer afin d’être sûrs d’obtenir une réponse.
— Une autre guerre ?
— Peut-être que oui. Et peut-être que non. Ils n’ont pas l’air d’apprécier les conflits déclarés.
— Mais nous oui.
— En effet. » Duellos eut un mauvais sourire. « Peut-être est-ce pour cela qu’ils prennent les devants. Parce qu’ils sont d’ores et déjà terrifiés. »
Encore sept heures avant d’atteindre le point de saut pour Varandal. Six environ avant que la flotte ne croise la route du second croiseur de combat syndic endommagé, blessé par les ultimes frappes de l’Intraitable. Conscient avec acuité que, d’une façon ou d’une autre, les événements allaient se précipiter de façon critique, Geary arpentait fébrilement les coursives de l’Indomptable en échangeant de menus propos ou de longues conversations avec ses spatiaux. La victoire à Varandal serait la clef du salut de la flotte et de l’Alliance, et cela qu’il restât ou non, ensuite, plusieurs questions capitales à régler avant de ramener les vaisseaux à bon port. Sans cette victoire à Varandal, en revanche, il n’y aurait pas de prochaine étape. Il fatiguait donc les coursives désormais familières du croiseur de combat, bavardait avec les servants des batteries de lances de l’enfer, les ingénieurs, les coqs, le personnel administratif et tous ceux qui en faisaient un vaisseau vivant.
Pour la toute première fois, il se rendit compte que la perte de l’Indomptable, bien qu’il n’en fût pas le commandant, lui serait au moins aussi douloureuse que celle du Merlon.
Il descendit jusqu’aux quartiers du culte et demanda conseil à ses ancêtres en y puisant cette fois un certain réconfort. Si seulement ils avaient pu gauchir l’espace-temps et conduire sans délai la flotte à Varandal pour y affronter la flottille de réserve syndic… En décider et en terminer tout de suite. Mais l’espace est immense et six heures les séparaient encore du point de saut, à quoi s’ajoutaient près de quatre jours de transit dans l’espace du saut.
Il finit par gagner le secteur des services du renseignement. « Où est la prisonnière syndic ? demanda-t-il.
— En route pour sa cellule, lui apprit le lieutenant Iger. Le capitaine Desjani l’y escorte. »
Ça lui parut bizarre. « C’est inhabituel ? »
Iger hocha la tête. « Oui, capitaine. » Il jeta un regard vers la salle d’interrogatoire en faisant une moue écœurée. « Nous ne permettons pas qu’on inflige des sévices physiques aux prisonniers, capitaine. Mais, pour sortir de leur cellule ou la regagner, ils doivent emprunter avec leur escorte les mêmes coursives que l’équipage. Lequel s’échine à leur rendre ce trajet aussi pénible que possible.
— Ils doivent donc passer par les fourches caudines ?
— Oui, capitaine. » Iger haussa les épaules. « On ne leur fait aucun mal, mais mots et gestes acrimonieux pleuvent sur eux et leurs uniformes. L’électricité est palpable, capitaine. Les fantassins ont l’ordre de protéger les prisonniers, mais ils tolèrent certains écarts. »
Ça se comprenait aisément. Les spatiaux ont rarement l’occasion de voir l’ennemi détesté en face. Geary jeta un regard vers l’écoutille qu’avait empruntée Desjani pour sortir. « Mais ils s’en abstiendront si le capitaine Desjani l’accompagne, non ?
— Oui, capitaine. Je crois. »
Singulier. Un geste chevaleresque envers l’ennemi. Geary attendit un laps de temps convenable puis exhorta Desjani à lui rendre visite dans sa cabine, à sa convenance. « Vous ne m’avez pas donné votre sentiment définitif sur nos plans, lui déclara-t-il à son arrivée.
— Toutes mes excuses, capitaine. C’est ce qu’on peut tirer de mieux d’une mauvaise posture. Je vois mal quelle autre stratégie pourrait nous être plus propice.
— Merci. Je tenais à m’en assurer. » Il marqua une pause. « J’ai cru comprendre que vous aviez escorté l’officier syndic jusqu’à sa cellule. »
Desjani lui jeta un regard impassible, qui ne trahissait rigoureusement rien. « Oui, capitaine.
— Curieux, n’est-ce pas ? Si nous voulons avoir une petite chance d’achever cette guerre un jour, c’est avec des officiers de cet acabit qu’il nous faudra traiter. Capables de tenir parole et d’assez se soucier du sort de leurs subordonnés pour faire fi d’ordres inflexibles. Mais, afin d’amener les Syndics à la table des négociations, nous devons aussi nous acharner à tuer ces mêmes officiers.
— “Curieux” est sans doute un des termes qui conviennent. » Le masque de Desjani restait indéchiffrable. « Si ces gens ne se battaient pas si âprement pour un gouvernement qu’ils redoutent, la guerre serait finie depuis belle lurette. Ce n’est pas comme si nous pouvions nous fier aux Syndics pour négocier en tant que groupe. Vous en êtes vous-même conscient, maintenant que vous les avez vus tenter si souvent de nous doubler sur notre trajet de retour.