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— C’est vrai, convint Geary. Puis-je vous poser une question d’ordre personnel ? »

Desjani baissa les yeux puis le regarda de nouveau en opinant.

« Pourquoi avoir escorté la prisonnière dans les coursives de votre bâtiment ? »

Au lieu de répondre du tac au tac, Desjani baissa encore les yeux. « Elle s’est honorablement conduite. Je tenais à lui rendre la pareille, voilà tout.

— Elle était disposée à se sacrifier pour sauver son équipage survivant, précisa Geary. Je sais que ça a beaucoup impressionné l’ex-commandant de vaisseau que j’étais.

— N’essayez pas de me forcer la main. » Desjani croisa son regard, les yeux durs. « Je continue de les haïr pour ce qu’ils nous ont fait. Même elle. Je reste persuadée qu’elle aussi nous déteste. Si elle était vraiment honorable, pourquoi se battrait-elle pour les Syndics ?

— Je n’ai pas la réponse à cette question. J’entrevois simplement un terrain d’entente. Avec elle, tout du moins.

— Avons-nous tué son petit frère ? » Desjani ferma les yeux après avoir laissé échapper ces derniers mots, puis inspira longuement entre ses dents serrées. « Peut-être. À quel moment haine et massacres perdent-ils tout leur sens ?

— Tanya, la haine est toujours absurde. Tuer est parfois nécessaire. On doit quelquefois s’y résoudre pour protéger sa maison, sa famille et tout ce qui est précieux à nos yeux. Mais la haine ne fait que déformer l’esprit des gens, de sorte qu’ils n’arrivent plus à réfléchir correctement et ne savent plus quand ils doivent tuer ou épargner des vies. »

Elle lui retourna son regard, le visage toujours aussi dur, mais en cherchant ses yeux. « Ce sont les vivantes étoiles qui vous l’ont appris ?

— Non. Ma mère. »

Le masque de Desjani se radoucit lentement, puis elle sourit d’un seul coin de la bouche. « Vous écoutiez votre mère ?

— Parfois.

— Elle… » Desjani s’interrompit à mi-phrase et son demi-sourire s’effaça.

Geary en comprit aisément la raison. Quoi qu’elle s’apprêtât à dire sur sa mère, Desjani s’était rendu compte qu’elle était morte depuis très longtemps. Comme tant d’autres qui avaient partagé la vie de Geary, sa maman avait vieilli et était morte pendant que lui-même dérivait dans l’espace interplanétaire de Grendel, parmi les épaves de la bataille, plongé dans le sommeil de survie. Parce que les Syndics avaient attaqué l’Alliance, parce qu’ils avaient choisi de déclencher cette guerre.

« Ils vous ont pris votre famille, finit-elle par dire. Ils vous ont tout pris.

— Ouais. Ça m’a effleuré.

— Je vous demande pardon ? »

Il se contraignit à sourire. « Je dois vivre avec.

— Vous n’avez pas envie de vous venger ? »

Au tour de Geary de baisser les yeux quelques secondes, le temps de réfléchir. « De me venger ? Les dirigeants syndics qui ont lancé cet assaut contre nous sont morts depuis longtemps, eux aussi, et ils échappent à toute vengeance de ma part.

— Leurs successeurs sont toujours au pouvoir.

— Combien faut-il que je tue de gens, Tanya, pour venger un crime commis il y a un siècle ? À combien de spatiaux dois-je encore ordonner de mourir au combat ? Je ne suis pas parfait. Si je pouvais mettre la main sur les salauds de Syndics qui ont déclenché la guerre, je leur ferais volontiers payer ça. Mais tous sont morts. Que je sois pendu si je sais pourquoi elle dure encore, sinon pour venger la dernière défaite ou les ultimes atrocités perpétrées par l’ennemi ! C’est un cercle vicieux et nous savons parfaitement, vous et moi, que l’Alliance et les Mondes syndiqués commencent à se fissurer sous la pression de ce conflit interminable. »

Desjani secoua la tête, se dirigea vers une chaise et s’y assit sans quitter le pont des yeux. « Pendant longtemps, je n’ai aspiré qu’à les massacrer. Tous autant qu’ils sont. Pour qu’on soit quittes et pour les empêcher de tuer encore. Mais on n’est jamais quittes, on tourne en rond. Et combien faudrait-il prendre de vies pour venger la mort de mon frère ? Jamais la mort d’un syndic ne me rendra Yuri et, à Wendig, en voyant un gamin syndic qui me rappelait Yuri, je me suis demandé à quoi il pouvait bien servir de tuer le frère de quelqu’un pour venger le sien ? Pour qu’ils souffrent aussi ? Ça avait peut-être un certain sens à un moment donné. Aujourd’hui, je commence à me dire qu’il vaudrait mieux que personne ne fût tué, ni frère, ni sœur, ni mari, ni épouse, ni père ni mère. Mais je ne sais pas comment m’y prendre. »

Geary s’assit en face d’elle. « Nous aurons peut-être une chance d’y parvenir à notre retour, et vous aurez joué un très grand rôle dans la concrétisation de ce vœu.

— Vous aurez aussi d’autres préoccupations à notre retour. J’aimerais pouvoir vous faciliter la tâche.

— Merci. » Il détourna un instant les yeux, sans rien fixer de précis. « La mort de tous ceux que j’ai connus me paraît toujours irréelle. Il me faudra l’affronter au retour. Je me demande si je haïrai les Syndics autant que vous. »

Elle lui jeta un regard agacé. « Vous êtes censément meilleur que nous. C’est pour cela que les vivantes étoiles vous ont confié cette tâche.

— Je n’ai pas le droit de haïr les Syndics ?

— Pas si cela doit nuire à votre mission. »

Il soutint un instant son regard. « Vous savez quoi, capitaine Desjani ? Je viens de m’apercevoir que, de temps en temps, c’est vous qui me donnez des ordres. »

L’agacement de Desjani parut s’accroître. « Je ne vous donne pas d’ordres, capitaine Geary. Je me contente de vous dire ce que vous devriez faire.

— En quoi est-ce différent ?

— Bien sûr que c’est différent. Ça saute aux yeux. »

Geary attendit un instant, mais Desjani ne s’étendit pas là-dessus. En débattre plus longuement ne risquait guère de se traduire par une victoire à son actif, aussi Geary se contenta-t-il d’afficher un visage neutre. « D’accord. Mais… » Il hésita, en se demandant s’il pouvait aborder le sujet qui l’avait hanté, puis décida que c’était le moment ou jamais de s’en ouvrir à Desjani. « Je redoute mes réactions. Ça ne m’avait pas encore frappé, je crois, du moins consciemment. J’étais tellement sonné, à mon réveil d’hibernation, en apprenant ce qui s’était passé et le temps qui s’était écoulé…

— Vous aviez l’air d’un zombie, convint-elle d’une voix radoucie. Je me rappelle m’être demandé si Black Jack avait réellement survécu.

— Black Jack, je n’en sais rien, mais moi, oui. » Geary fixa ses mains et inhala longuement avant de reprendre la parole. « Mais j’ai dû mettre tout cela de côté quand j’ai assumé le commandement de la flotte. J’ai refoulé le problème, sans pour autant le résoudre, à mon avis. Que se passera-t-il réellement à notre retour, quand j’aurai enfin pris conscience de la mort de tous les êtres que j’ai connus, enregistré tous les bouleversements et compris que je suis seul au monde ?

— Vous ne serez pas seul au monde », répondit-elle d’une voix sourde mais parfaitement audible.

Cette déclaration frisait d’un peu trop près un sujet dont ils refusaient de parler, voire de reconnaître l’existence. Sidéré, il releva les yeux et croisa les siens.

Elle les détourna. « Il fallait que vous m’entendiez le dire de vive voix. » Elle se leva et se redressa, au garde-à-vous. « Avec votre permission, capitaine, si nous avons épuisé tous les sujets. Je dois régler certaines questions.

— Bien entendu. Merci, capitaine Desjani. »

Il consulta l’heure après son départ. Cinq heures avant le saut pour Varandal.