Il était rentré, avait atteint le système stellaire où était cantonnée son arrière-petite-nièce, et ses premières paroles l’exhortaient à se sacrifier si besoin pour la défense du portail.
« Êtes-vous certain qu’on n’outrepassera pas vos ordres ? s’enquit Rione. Il reste peut-être un amiral en vie dans ce système.
— Nul n’a encore repris le commandement à Jane Geary, fit remarquer Desjani comme si elle répondait à une question posée par un tiers. Mais nous sommes de retour dans notre territoire et quelqu’un pourrait bien ordonner aux défenseurs ou à cette flotte de tenter un assaut stupide. » Desjani se tourna vers sa vigie des communications. « Si des ordres parvenaient au capitaine Geary, de la part d’un officier supérieur en grade présent dans ce système stellaire, je tiens à m’assurer que ce vaisseau ne créera pas de problèmes graves dans la réception et la retransmission des messages entrants. Toute erreur serait inacceptable. Compte tenu des circonstances, je filtrerai moi-même tous les messages avant qu’on n’en accuse réception et qu’ils soient répercutés à d’autres bâtiments de la flotte, afin de m’assurer qu’ils ne sont pas trafiqués et que le capitaine Geary ne sera pas dérangé à un moment inopportun. »
La vigie afficha d’abord une mine stupéfaite puis hocha gravement la tête. « Je comprends, commandant. Si je capte un tel message, je vous le transmettrai directement, et à vous seule, pour que vous puissiez vérifier son authenticité.
— Voilà. Exactement. Il ne faudra embêter le capitaine Geary avec rien de tel tant que nous n’en aurons pas terminé avec les Syndics dans ce système. » Elle se rejeta en arrière dans son fauteuil de commandement et surprit l’expression de Geary. « Un problème, capitaine ?
— Aucun, sauf que je vous ai peut-être encore sous-estimée, capitaine Desjani. »
Elle le dévisagea en arquant un sourcil. « Ça pourrait être dangereux, capitaine.
— Je n’en disconviens pas. » Geary se retourna vers Rione. « Madame la coprésidente, je vous serais reconnaissant de bien vouloir vous renseigner sur l’identité des gens de l’Alliance présents dans ce système stellaire pendant que j’engage le combat avec les Syndics. »
Rione eut un geste pondéré. « C’est déjà en train. Autant que je puisse en juger, j’y suis l’autorité politique la plus importante, de sorte que, pour l’instant, vous n’avez pas à craindre qu’on vous plante un couteau dans le dos.
— Restent les Syndics. Comment court-circuiter leur plan, Tanya ? » Geary connaissait déjà la seule réponse qui lui restait accessible. « Il faut renforcer le détachement des défenseurs et mener le reste de la flotte à l’assaut des Syndics. Les empêcher de provoquer l’effondrement du portail et les frapper assez rudement pour leur interdire de mener leur projet à bien. »
Desjani le défia du regard. « Vous savez de quoi sont capables les croiseurs de combat, capitaine Geary.
— Ouais. » Il n’en restait que douze à la flotte, dont plusieurs encore affligés de dommages importants. Mais ils disposaient de la puissance de feu nécessaire et pourraient la dispenser là où elle serait requise. « Quelle vélocité pouvons-nous atteindre sans épuiser nos cellules d’énergie avant le contact avec l’ennemi ? »
Elle fit le calcul. « 0,14 c. L’Indomptable sera-t-il de la fête ? » La question était empreinte à la fois d’espoir et d’inquiétude.
« Et comment ! » Geary entreprit d’échafauder de nouvelles formations. « Il faut scinder la flotte en deux groupes. Le premier sera composé des douze croiseurs de combat, escortés par les croiseurs légers et quelques destroyers. Et le second des cuirassés, des croiseurs lourds et des autres destroyers.
— Compris. Je veillerai à ce que les douzième escadron de croiseurs légers et vingt-troisième de destroyers restent avec les cuirassés. Leurs réserves de cellules d’énergie sont trop faibles pour qu’ils escortent les croiseurs de combat.
— Bien vu. » Ils travaillèrent frénétiquement et comparèrent leurs résultats, puis Geary transmit les instructions. « À toutes les unités de la flotte, exécution des manœuvres ci-jointes à T vingt et un zéro cinq. » Il s’interrompit pour parcourir des yeux la liste des cuirassés. L’Écume de guerre. Il s’était très bien comporté. « Capitaine Plant, vous êtes nommé commandant de la formation des cuirassés. S’il m’arrivait quelque chose, il vous faudra tout faire pour empêcher les Syndics de provoquer l’effondrement de ce portail.
— Entendu, répondit Plant quelques secondes plus tard. Bonne chasse, capitaine. »
Rione se tenait de nouveau à ses côtés. « Vous ne pouvez pas faire courir un tel danger à l’Indomptable, capitaine Geary, murmura-t-elle d’une voix pressante, que lui seul pouvait entendre.
— Madame la coprésidente, si le portail de l’hypernet s’effondrait, l’Indomptable serait en péril où qu’il se trouvât dans ce système stellaire, répondit-il dans le même registre. Il faut impérativement empêcher les Syndics d’y parvenir, et l’Indomptable représente en ce moment un douzième de ma force de croiseurs de combat. Ses collègues ont besoin de lui. »
Rione poussa un soupir exaspéré, mais elle n’insista pas et retourna s’asseoir dans le fauteuil de l’observateur.
« Merci, capitaine, chuchota Desjani.
— Nous devons vaincre les Syndics et survivre, capitaine Desjani. En serons-nous capables ?
— Nous ferons le maximum, capitaine. »
Sur l’écran, les silhouettes fluides des sous-formations de l’Alliance se séparèrent, la moitié environ de ses bâtiments se recomposant en un simple disque abritant tous ses cuirassés rescapés, ses croiseurs lourds et un nombre salutaire des destroyers, tandis que les croiseurs de combat, la plupart des croiseurs légers et les autres destroyers filaient devant pour, à leur tour, se rassembler en un disque plus petit, en accélérant tous sur une trajectoire les menant vers une position préétablie entre la flottille de réserve syndic et le portail de Varandal.
Geary frissonna en voyant les croiseurs de combat piquer des deux et fondre sur l’ennemi en accélérant à une vélocité que des cuirassés ne pourraient pas atteindre. Il n’avait jamais vraiment assisté jusque-là à une charge massive de croiseurs de combat et, même si ce qui restait de cartésien en lui était conscient de la faiblesse des boucliers et du blindage de ces unités, tout en sachant que cette force était incapable de supporter de nouveaux dommages, il les regardait avec émotion charger sur l’hologramme, pris d’une exaltation irrationnelle au spectacle de ce glorieux témoignage de vaillance.
Ce n’était sans doute pas très malin, mais, par ses ancêtres, c’était magnifique !
Il se demanda combien de ses croiseurs en réchapperaient.
Douze
D’autres messages à envoyer, dont un à l’ennemi. « Fournissez-moi une connexion avec le vaisseau amiral syndic. » Quelques secondes plus tard, la communication établie, il affichait sa plus belle posture de « héros légendaire » pour transmettre ce message : « Au commandant en chef de la flottille de réserve des Mondes syndiqués, ici le capitaine John Geary. Nous savons contre qui votre flottille défendait l’espace des Mondes syndiqués à la frontière diamétralement opposée à celle de l’Alliance. Vous savez que ce n’est pas l’Alliance qui a provoqué l’effondrement du portail de Kalixa, et vous savez aussi qui s’en est chargé. Ne jouez pas leur jeu. On ne vous permettra pas d’exécuter vos ordres concernant ce système stellaire. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé. »