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Geary n’en croyait pas ses yeux ; il observait les Syndics, s’attendait à les voir encore se retourner, mais ils continuaient sur leur lancée en accélérant au maximum de leurs capacités. Sept cuirassés et deux croiseurs de combat ennemis, avec leurs escorteurs encore indemnes, filant à tire-d’aile vers le point de saut pour Atalia comme autant de chauves-souris sorties des bouches de l’enfer.

« Le dixième escadron de croiseurs légers et le troisième escadron de destroyers annoncent que leurs réserves de cellules d’énergie sont épuisées. Idem pour le croiseur lourd Camaïeu. »

Desjani éclata de rire et Geary lui jeta un regard stupéfait.

Elle montra le relevé de sa propre réserve de cellules d’énergie, qui oscillait entre un et deux pour cent. Elle cessa brusquement de rire, fit mine de s’élancer vers lui, se reprit, serra le poing et lui flanqua un grand coup dans l’épaule. « Vous avez réussi ! Grâce en soit rendue aux vivantes étoiles, vous avez réussi !

— Nous avons réussi, rectifia-t-il en se massant l’épaule, à deux doigts d’éclater lui aussi d’un rire hystérique. Notre flotte tout entière. » Il prit brusquement conscience des acclamations qui faisaient vibrer la coque de l’Indomptable. L’équipage était en liesse.

L’espace d’un instant, Geary sentit affluer les souvenirs des derniers instants du Merlon. Il n’avait pas pu sauver son croiseur lourd ni ramener son équipage chez lui. Quoi qu’on racontât sur la bataille de Grendel, si ancienne pour tous ces gens et encore trop récente pour lui, elle lui avait toujours laissé l’impression d’un échec. D’avoir manqué à son vaisseau. Manqué à ses matelots. Mais pas aujourd’hui.

« Capitaine ? » Desjani le regardait toujours en souriant, mais elle affichait à présent une expression intriguée. « Un problème ? »

Il lui retourna son sourire. « Non, Tanya. Juste un souvenir qui me revient. » Il était désormais conscient que, si ces rappels des derniers instants du Merlon risquaient sans doute de refaire surface, ils ne seraient plus jamais aussi mortifiants.

« Commandant ? Trois transports rapides sont en train de haler des espèces de plateformes de construction vers le portail de l’hypernet », annonça la vigie des opérations.

Desjani prit une profonde inspiration pour recouvrer son sérieux. « Le dispositif de sauvegarde de Cresida. Ils sont en train de l’installer. Puissent vos ancêtres vous accueillir avec tout l’honneur mérité, Jaylen. Passez le bonjour à Roge pour moi.

— Son mari ? » demanda Geary en s’efforçant de maîtriser sa voix. La tension et les émotions engendrées par cet instant étaient devenues quasiment insoutenables.

« Ouais. Depuis sa mort, elle a toujours eu la certitude qu’il l’attendait. » Desjani s’épongea les yeux d’un geste brusque puis se tourna vers ses officiers de quart. « Prenez toutes les mesures conservatoires en matière d’énergie jusqu’à ce qu’on ait embarqué d’autres cellules. »

Rappelé à des tâches plus urgentes, Geary frappa quelques touches. « À toutes les unités de la flotte, réduisez la vélocité autant que possible, mais ne laissez pas tomber vos réserves au-dessous d’un pour cent. » Il bascula sur un autre circuit. « À tous les établissements de l’Alliance dans le système de Varandal, ici le capitaine John Geary, commandant par intérim de la flotte de l’Alliance. Nos réserves sont extrêmement faibles. Certains de nos bâtiments ont déjà été contraints d’éteindre leur réacteur. Demandons à toutes les installations accessibles de fournir de première urgence des cellules d’énergie à nos vaisseaux. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé. »

Autre message : « Intrépide, couvrez la retraite des Syndics avec votre détachement. » Compte tenu de l’avance qu’avait prise la flottille ennemie en débandade, l’Intrépide ne pourrait sans doute pas la rattraper, mais accentuer la pression ne nuirait pas.

Un dernier : « Capitaine Badaya, les Syndics fuient vers le point de saut pour Atalia. Ils tenteront peut-être de vous éliminer au passage. Évitez le contact. Nous les aurons plus tard et je tiens à ce que vous et vos vaisseaux soyez présents ce jour-là. »

Rione était restée paisiblement assise jusque-là, les yeux dans le vague, mais elle sortit enfin de son hébétude et dévisagea Geary comme si elle n’était pas entièrement sûre de ce qu’elle voyait : « Félicitations. Le combat n’est pas terminé, mais vous avez déjà réalisé l’impossible. »

La guerre n’était pas finie, mais la flotte perdue était rentrée chez elle.

Dans sa cabine, Geary était planté devant l’hologramme, à présent centré sur Varandal et les vaisseaux de la flotte gravitant en essaim autour de l’étoile. Pour la première fois depuis qu’il en avait pris le commandement, elle se trouvait en territoire ami, sans que rien ne menaçât son existence dans l’immédiat. Les planètes, villes et installations qu’il avait sous les yeux ne pouvaient que l’aider, et en aucun cas représenter un danger.

Les dernières vingt-quatre heures avaient tout changé. Deux heures plus tôt, la flottille de réserve syndic en fuite avait sauté hors de Varandal comme si elle avait aux trousses un démon sorti d’un trou noir. Pendant ce temps, suite au message de Geary demandant de l’aide, des nuées de vaisseaux spatiaux de tout acabit s’étaient envolés des planètes, colonies et installations orbitales du système, chargés de toutes les cellules d’énergie qu’ils pouvaient transporter. Aucun des bâtiments de Geary ne menaçait plus d’en manquer, et tous ceux qui les avaient épuisées étaient réapprovisionnés. Les plus endommagés atteignaient déjà les grands chantiers spatiaux et les bassins de radoub qu’hébergeait le système.

En songeant à tous les vaisseaux et à tous les matelots qui avaient trouvé la mort au seuil même de la patrie, il n’en avait pas moins le cœur lourd. Le Furieux n’avait pas été la seule perte, même si elle l’avait marqué le plus profondément. Les croiseurs lourds Kaidate et Quillion étaient trop endommagés pour qu’on les sauvât, les croiseurs légers Estocade, Morné et Cavalier avaient été désintégrés lors des passes de tir des croiseurs de combat contre les Syndics, et les destroyers Serpentine, Basilic, Guidon et Sten pulvérisés durant l’engagement. Et ce uniquement pour les vaisseaux rattachés à la flotte, sans tenir compte de ceux détruits aux côtés de l’Intrépide lors des premiers combats pour défendre Varandal. Ni des spatiaux tués ou blessés à bord de bâtiments « uniquement » endommagés. De nombreuses autres unités ne devraient leur survie qu’au fait d’avoir été gravement touchées en territoire ami.

Mais la flotte était rentrée. Pas exactement saine et sauve, et trop d’hommes, de femmes et de vaisseaux s’étaient perdus en route, mais elle était rentrée.

À un moment donné, il avait imaginé cet instant et s’était vu lui-même rendre, avec soulagement, le commandement de la flotte. Ce qu’il aurait fait précisément ensuite était toujours resté dans le flou. Mis à part ce vague désir de revoir la planète Kosatka, il n’avait aucune idée du monde où il pourrait enfin trouver la paix et se soustraire à la légende de Black Jack.

Ce n’était plus le cas. Il avait vu où menait le sens du devoir, ce que l’honneur exigeait de lui, et il avait fait un serment à une personne qui comptait beaucoup pour lui. Certes, il pouvait encore tenter de tourner le dos à tout cela, renoncer à l’honneur et au devoir et répudier sa promesse. Mais, s’il s’y résolvait, le massacre se poursuivrait indubitablement, la guerre perdurerait ainsi qu’elle l’avait fait décennie après décennie et il perdrait la seule chose, la seule personne dont l’existence faisait de cet avenir âpre et violent un séjour où il souhaitait malgré tout résider.