Vue sous cet angle, la décision n’était pas trop difficile à prendre. Peut-être s’illusionnait-il, peut-être souffrait-il de ce que les médecins, au cours des dernières décennies, avaient baptisé le « syndrome de Geary », la certitude qu’on était le seul à pouvoir sauver le monde. Mais des gens à qui allait toute sa confiance lui avaient certifié que lui seul avait une petite chance de mettre fin à cette guerre. Il se fiait à eux en tout. Il ne pouvait donc que les croire.
De sorte qu’il regardait la flotte en se demandant s’il pourrait en conserver le commandement et convaincre ses supérieurs de la nécessité d’accomplir ce qui devait l’être impérativement.
« C’est pire que ce que je craignais, affirmait Rione. Mes contacts sur place assurent qu’au cours des derniers mois, alors que les émissions syndics se targuaient d’avoir détruit la flotte et que la rumeur avait filtré de sa perte présumée en territoire ennemi, désobéissance civile et manifestations ont explosé dans de nombreux systèmes stellaires. Les gens de l’Alliance perdent espoir. » Elle marqua une pause. « Perdaient espoir, plutôt. Si l’on juge à l’aune de Varandal, votre retour avec la flotte engendre une monstrueuse vague d’optimisme.
— Génial. »
Geary se rappela certaines émissions publiques retransmises depuis les villes des planètes habitées de Varandal, et les visages radieux répétant les dernières informations disponibles. Officiellement, l’armée et le gouvernement refusent de le confirmer, mais nos contacts dans la flotte nous ont affirmé que ces rumeurs étaient fondées. Black Jack est revenu, exactement comme le prophétisait la légende ! Il a sauvé Varandal ! Peut-il aussi sauver l’Alliance ? Tout semble désormais possible à ce grand héros après ce retour miraculeux !
Suivaient les images des visages tendus de porte-parole officiels. Le gouvernement n’a rien à ajouter pour le moment.
Qu’en est-il des déclarations des prisonniers syndics appartenant à la flottille qui a attaqué Varandal, affirmant que Black Jack Geary aurait fait traverser à la flotte tout le territoire des Mondes syndiqués et anéanti presque totalement ses forces spatiales ?
Le gouvernement fournira de nouvelles informations dès qu’elles seront disponibles.
La diffusion par la flotte de l’annonce selon laquelle les portails de l’hypernet représenteraient une très grave menace a soulevé une profonde inquiétude. Pouvez-vous confirmer que le dispositif de sauvegarde décrit dans cette transmission a bien été installé ?
Le portail de Varandal est sûr. Nous ne pouvons fournir de plus amples détails pour des raisons de sécurité.
L’observation de ce portail a révélé qu’un nouvel équipement y avait été récemment ajouté. Des commentaires ?
Non. Le portail est sûr.
« Pourquoi le gouvernement refuse-t-il d’admettre ce que tout le monde sait déjà ? demanda Geary. Il passe pour inepte.
— C’est souvent le cas quand un gouvernement s’efforce de contrôler l’information. J’espère que vous ne vous attendez pas à ce que je défende son attitude en l’occurrence. Compte tenu du nombre des vaisseaux qui ont quitté Varandal depuis notre arrivée, par un point de saut ou le portail de l’hypernet, la nouvelle doit se répandre à une allure phénoménale. Et c’est une bonne nouvelle, ajouta Rione. L’Alliance a besoin de reprendre espoir et vous incarnez cet espoir. Ne vous donnez pas la peine d’afficher cet air agacé. Vous savez que c’est vrai, si irrationnel que ça puisse vous paraître. L’espoir est toujours irrationnel, par essence.
— Je ne devrais pas m’en plaindre, j’imagine, compte tenu de ce que j’ai l’intention de proposer au gouvernement, admit Geary. Je ne suis pas certain qu’on puisse qualifier ma proposition de “rationnelle”.
— Envisagez-vous toujours de lui demander la permission de ramener la flotte dans le système mère syndic ?
— Oui, du moins si j’arrive à trouver un interlocuteur. » Geary se tourna vers Rione. « Avez-vous une petite idée du temps que ça prendra ?
— Difficile à dire. Le grand conseil pourrait bien venir jusqu’ici pour en débattre avec vous.
— Ridicule.
— Que non pas. » Elle poussa un soupir exaspéré. « Vous êtes plus fort que lui. Prenez-en conscience, mais ne vous conduisez pas comme si c’était avéré. Ils ont besoin de vous voir, de vous entendre pour décider si vous êtes une menace ou un libérateur. Si ses membres se déplacent jusqu’ici, nous pourrons les convaincre, vous et moi, que vous ne représentez pas un danger pour l’Alliance, et obtenir leur approbation quant à cette opération contre l’ennemi. Même moi, je peux me rendre compte que votre plan n’a rien d’insensé. Je trouvais celui de Bloch peu susceptible de réussir, mais, après tous les dommages que vous avez infligés aux Syndics et si vous pouviez obtenir cette approbation pour frapper les Mondes syndiqués à la tête, nous aurions une petite chance de décapiter la bête. Mais il faudra agir vite et la victoire devra être rapide. Si on leur laisse le temps de reconstituer leurs forces spatiales, je prévois un nouveau match nul, du moins jusqu’à l’effondrement des deux gouvernements. »
Geary hocha la tête. « Ce n’est pas exclu. Comment prendront-ils la nouvelle de l’existence des extraterrestres, selon vous ?
— Prudemment. Mais nous avons des preuves tangibles. Ils comprendront que nous devons traiter avec eux, comme avec les Syndics, et le plus tôt possible. Nous n’avons aucune idée des autres pièges séduisants qu’ils pourraient nous faire miroiter.
— Les extraterrestres doivent absolument comprendre qu’un nouveau Kalixa leur coûterait très cher, et que je ne répugnerais pas à leur rendre la monnaie de leur pièce. Je ferai de mon mieux pour convaincre nos dirigeants et remporter ensuite la victoire sur les Syndics, de manière à disposer d’une puissance de feu conséquente pour entamer les négociations avec les extraterrestres.
— Si l’histoire récente peut nous servir d’exemple, cela devrait suffire. » Rione tourna les talons pour sortir, mais Desjani arriva au moment où elle ouvrait l’écoutille. Les deux femmes se croisèrent sans un mot, le visage impassible.
« Capitaine Geary. » Desjani s’approcha du panneau des communications et l’activa. « Vous vous souvenez de ces messages falsifiés avec lesquels je ne souhaitais pas vous importuner ? L’un d’eux vient de nous parvenir en clair. » Elle pressa la touche de réception et Geary vit un amiral affichant une mine placide, mais dont les yeux furetaient fébrilement tous azimuts.
« Ici l’amiral Timbal, avec un message personnel pour le capitaine John Geary. Tout le monde à Varandal déborde de joie, naturellement, depuis votre retour avec la flotte. De joie et de… euh… stupéfaction. » L’amiral coula précipitamment un regard en biais.
« Il a perdu le fil », murmura Desjani.
Geary lui jeta un regard sardonique. « Comment vous êtes-vous débrouillée pour lire un message qui m’était personnellement adressé ?
— Je suis le commandant de ce vaisseau, lui rappela-t-elle. Ça ne fait sans doute pas de moi un démiurge à bord de l’Indomptable, mais fichtrement pas loin. Vous feriez mieux d’écouter ce que vous veut cet amiral.
— Vous resterez le commandant en chef de la flotte jusqu’à nouvel ordre, poursuivait Timbal. Deux vaisseaux présents à Varandal qui n’étaient pas jusque-là rattachés à la flotte sont désormais transférés sous votre contrôle. » Il eut un sourire anxieux. « Vous avez toute autorité pour faire réparer et réapprovisionner prioritairement vos… euh, les vaisseaux de votre flotte. »