Le capitaine Duellos s’attarda quelques instants. « Je dois avouer que je commençais à me demander pourquoi nous n’avions pas encore quitté Dilawa.
— J’avais besoin qu’on me fracasse une brique sur le crâne, reconnut Geary.
— Oh… je vois ! Une chance que le capitaine Desjani soit toute disposée à s’en charger. »
Geary lui jeta un regard agacé. « N’avez-vous pas mieux à faire pour le moment, Roberto ? »
Duellos hocha la tête en souriant. « Faites-moi signe si vous avez besoin d’une autre brique, Tanya.
— Je n’y manquerai pas. Il a la tête dure. Je parie que vous avez mis de côté une bonne pile de briques en prévision de futures discussions avec Kila.
— Elle n’en vaut pas la peine, répondit Duellos. Ce serait du temps perdu. Je ne lui adresse la parole que quand le devoir l’exige. »
Pour toute réponse, Geary fit la grimace. « Je m’estime déjà heureux qu’elle l’ait bouclée avant que je ne lui en intime l’ordre.
— Kila elle-même n’aurait pu s’opposer aux derniers arguments de Caligo.
— Oh que si, elle l’aurait pu, intervint Desjani. On peut détourner de son sens le plus pertinent des arguments. Je m’étonne qu’elle ait accepté celui-là aussi facilement. »
Duellos gonfla pensivement les lèvres. « C’est un fait, mais vous semblez partir du principe que Kila et Caligo ont passé une sorte d’accord. Ils ne se fréquentent pas. Personne, à ma connaissance, ne les a jamais vus ensemble, sauf lors de réunions comme celle-là, et ce ne sont pas exactement des âmes sœurs.
— Je n’en disconviens pas, reconnut Desjani.
— Vous connaissez bien le capitaine Kila ? » s’enquit Geary.
Desjani haussa les épaules. « Je n’ai eu que peu de contacts avec elle, mais par choix, en me fondant sur ce qu’en disaient des amis. Et j’en ai entendu des vertes et des pas mûres.
— Qu’en disaient donc vos amis ? »
Nouveau haussement d’épaules. « Que son robinet à fiel était bloqué sur la position “marche” et qu’il était assorti d’un dispositif amplificateur qui s’activait à la plus légère provocation. »
Geary réussit à dissimuler son hilarité par une quinte de toux. « Une excellente raison de l’éviter, en effet.
— En même temps qu’un portrait très ressemblant, fit observer Duellos.
— Comment diable a-t-elle réussi à prendre du galon avec un tel caractère ? »
Desjani lança à Geary un regard dubitatif. « Vous voulez rire ? Son caractère ne transparaît que lorsqu’elle a affaire à des subordonnées ou à des pairs qui rivalisent avec elle pour une promotion. Avec ses supérieurs, elle est toujours aussi subtile qu’un filtre Micron.
— Oh ! » C’était une question stupide. Il avait croisé certains individus de cet acabit durant sa carrière, un siècle plus tôt, et les guerres semblaient avoir le don de les épargner.
« Vous pouvez donc comprendre que Kila n’est pas de celles qui copinent avec un officier insignifiant qui ne peut rien pour leur avancement, poursuivit Duellos. Caligo fait partie de ceux qu’elle grignote pour s’amuser.
— Ça ne veut pas dire pour autant qu’ils ne pourraient pas coucher ensemble, fit remarquer Desjani.
— Ouille ! » Duellos tira une longue figure. « Je sais que vous parlez au figuré, mais j’ai maintenant cette vision à l’esprit. Je vous en supplie, faites qu’elle s’efface ! Avec votre permission, capitaine Geary… je dois aller prendre une douche. »
Geary regarda son image disparaître puis secoua la tête à l’intention de Desjani. « Je me félicite de vous avoir de mon côté, tous les deux. » Voyant que Rione s’apprêtait à partir, il leva la main pour l’arrêter. « Pourriez-vous patienter un instant, madame la coprésidente ? »
Rione fit halte ; son regard oscillait entre Geary et Desjani. « Je me disais que vous préféreriez rester en tête-à-tête. »
Desjani plissa les yeux et les coins de sa bouche se retroussèrent pour dévoiler ses dents. « Madame la coprésidente daignerait peut-être me répéter cela en privé ?
— J’espérais que vous pourriez me dire si vous aviez découvert quelque chose », intervint Geary avant que Rione n’eût le temps de demander à Desjani de choisir son arme.
Du coup, le regard de Rione s’attarda longuement sur Desjani, comme pour s’interroger sur sa présence, mais Geary se contenta d’attendre. Il avait besoin d’un autre point de vue dans cette affaire, d’un autre regard que le sien, d’un autre cerveau. Rione finit par secouer la tête. « Ce que j’ai appris peut se résumer en un seul mot… Rien.
— Rien du tout ? » Geary se massa le front pour tenter de dissimuler sa déception. « Je sais de quels exploits sont capables vos espions dans cette flotte, madame la coprésidente. J’avais espéré…
— Puisqu’ils travaillent pour vous, vous pourriez au moins les qualifier d’agents, capitaine Geary, déclara Rione avec un geste courroucé. Ceux qui sont derrière les plus récents défis à votre autorité et le sabotage de certains vaisseaux de votre flotte dissimulent extrêmement bien leur implication. Ils n’ont laissé aucune piste. Même l’interrogatoire de ce bœuf de capitaine Numos, que vous avez autorisé après les dernières tentatives d’introduction de logiciels malveillants dans les systèmes de vos vaisseaux, n’a rien donné, car il n’a pas la première idée de l’identité de ceux qui le manipulaient. Faresa en était peut-être informée, mais elle est morte à Lakota. C’est également vrai de Falco, du moins s’il avait été capable de distinguer suffisamment le fantasme de la réalité pour nous fournir des informations utiles. Les capitaines Casia et Yin ne peuvent rien nous dire non plus puisqu’ils ont trouvé la mort dans un accident bien commode. Si vous avez quelque peu sous-estimé jusque-là les ennemis qui vous restent au sein de cette flotte, vous seriez bien avisé de vous en abstenir désormais. Car ils sont très compétents et très dangereux.
— Tout comme nous », affirma Desjani.
Cela parut amuser Rione. « La bravade est peut-être utile contre les Syndics, mais ce n’est pas l’arme à employer contre cet ennemi-là.
— Nous en sommes conscients, intervint Geary avant que Desjani ne tire une seconde salve. Qu’en est-il de Kila ? Elle exprime de plus en plus ouvertement ses dissensions. »
L’amusement de Rione céda la place à l’agacement. « Comme vous l’ont rapporté vos collègues et comme l’ont confirmé mes agents, Kila est trop universellement détestée pour espérer devenir un jour commandant de la flotte. Mais elle est aussi trop arrogante et, à la différence de Numos, trop compétente pour se laisser manœuvrer par d’autres. Manifestement, il s’agit plutôt pour elle d’affirmer sa personnalité, maintenant qu’elle a compris que vous ne succomberiez pas aux stratagèmes habituels qu’elle emploie pour se faire bien voir de ses supérieurs. Elle n’a jamais tenté de vous séduire, n’est-ce pas ?
— Quoi ?
— Certains signes laissent entendre qu’elle pourrait user de cette tactique, parmi d’autres, pour obtenir de l’avancement, encore qu’il pourrait aussi ne s’agir que de ragots alimentés par la détestation que Kila éveille chez ses pairs. Vous dites qu’elle n’aurait jamais essayé son charme sur vous ?
— Non ! » Il voyait Desjani du coin de l’œil et ses yeux poignardaient Rione « Nous ne nous sommes même jamais retrouvés physiquement sur le même vaisseau ! »
Rione hocha la tête. « Ça expliquerait tout, effectivement. De toute façon, vous jouissez d’une telle réputation qu’elle aurait sans doute compris la vanité de l’entreprise.
— Merci. » Rione avait toujours le don de le désarçonner, semblait-il.