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Suis-je à ce point inconséquent ? Avec l'exposition de ses radiographies, cette femme ne me signale pas son regret désespéré de n'avoir pas écouté son médecin, de n'avoir pas suivi les injonctions morales qui l'auraient sauvée de son funeste destin, elle me dit que, s'il en est ainsi, puisqu'elle doit mourir, autant regarder ce qui se passe à l'intérieur du corps pour connaître l'œuvre de la mort. Elle ne veut pas dire : « Si je n'avais pas fumé, je n'en serais pas là », elle dit : « Voilà comment j'ai vécu, voilà comment je mourrai. » Elle rejoint la sagesse d'antan, celle qui conduisait les hommes à écrire au-dessus des crânes sculptés sur les pierres tombales : « Nous avons été comme vous, et bientôt vous serez comme nous. »

II est commun de considérer que la peur incite à ne plus fumer. La peur de la maladie, de la vieillesse prématurée, de la mort... Il faudrait compter sur elle, la peur, pour nous donner la volonté d'en finir. Il suffit qu'elle prenne une tournure obsessionnelle pour provoquer la stimulation de nos mécanismes de défense. La peur fait peur. Elle nous envahit, elle est contagieuse, nous lui octroyons toutes les raisons d'être qui suffisent à la rendre particulièrement virulente.

Il est difficile d'admettre en contrepartie que nous substituons des modes de destruction les uns aux autres, et qu'en ce sens, la peur de la mort peut nous rendre morbides. C'est là une question d'économie corporelle dont la finalité première demeure la représentation de la longévité. La peur nous permettrait de développer des mécanismes de protection qui nous garantiraient une plus longue durée de vie. La santé, dit-on, est le bien le plus précieux, mais les économies de survie ne sont guère radieuses, elles impliquent une gestion mortifère des besoins et des désirs par l'accroissement des interdits. Objet de tous les soins, le corps devient objet de toutes les mortifications.

On connaît le vieux principe du Nirvana : la volonté de réduire à zéro toute excitation est le destin même des pulsions de mort. Il faudrait s'approcher au plus près d'un état de mort pour se donner les chances de survivre le plus longtemps possible. L'équilibre obtenu grâce à une juste mesure entre l'excès et le défaut apparaît comme le souvenir d'une philosophie surannée, l'impératif de la survie se fonde désormais sur la lutte contre la virtualité même de l'excès.

Imaginer l'horreur, est-ce le meilleur moyen de se convaincre d'arrêter de fumer ? Je peux me construire une vision de l'état interne de mon corps, je peux me représenter la noirceur de ma gorge et de mes poumons provoquée par la fumée du tabac, je peux regarder mes dents jaunir, je peux même me figurer une avancée progressive, sournoise, des métastases, de ces cellules destructrices que les substances nocives excitent, je ne sais pas pourquoi la peur de ma mort ne m'effraie pas au point d'avoir la volonté d'en retarder la venue. Dois-je en déduire que je reste inconscient du malheur qui ne manquera pas de se produire ? Ou dois-je croire que je me fais complice de ma propre dégradation ? Bien que je ne supporte pas, comme tant d'autres, les manières discriminatoires avec lesquelles on tente de nous convaincre de cesser de fumer, je ne peux ignorer l'évidence de cette déchéance qui s'accomplit à l'intérieur de mon corps. L'un de mes amis qui ne fume plus depuis deux années me dit souvent qu'il est préférable de ne point s'arrêter, et pourtant il l'a fait. Il ne manifeste pas la moindre tentation de recommencer, il dit qu'il a trop souffert durant de longs mois au cours desquels il était persuadé d'avoir perdu la raison. Etait-ce le manque de nicotine qui le rendait fou ? Fallait-il qu'il subisse l'épreuve d'une telle déchéance mentale pour redécouvrir sa puissance intellectuelle sans le moindre recours à une drogue ? Maintenant, il a l'air d'être sauvé, il ne fait pas le fanfaron, il apprécie que les autres fument autour de lui. Nous, les autres, nous pourrions le prendre mal, puisqu'il semble nous dire qu'il est tiré d'affaire, qu'il ne reviendra jamais sur sa décision, parce qu'il ne veut pas revivre cette terrible période où il a bien cru qu'il ne serait plus lui-même.

Ce temps de la grande rupture, tel que mon ami l'a vécu, est peut-être une expérience fascinante. Un véritable changement d'existence. La consommation régulière des cigarettes soutient l'enchaînement des gestes quotidiens, la succession des activités, et sans doute la concaténation du langage. Imaginons que cette habitude de la continuité s'effondre, le sens de ce que nous sommes en train de faire va perdre lui aussi son pouvoir de nouer le présent au futur immédiat. Il faudra que j'accepte le désarroi dans lequel je serai plongé, que je l'apprécie même comme une possible qualité de la vie. Etre là, commencer de faire quelque chose, oublier ce qu'on avait entrepris, s'asseoir, attendre, réfléchir à ce qu'on devrait envisager de faire, se lever, regarder autour de soi, découvrir l'inertie, la voir s'installer dans notre corps, la voir créer ses propres effets de pesanteur, consentir à l'abandon sans le moindre objectif. Une expérience initiatique. Une autre manière d'être au monde. Et surtout ne plus songer un instant qu'il s'agit d'une affaire de volonté. C'est une autre vie qui commence, et pour qu'elle puisse prendre forme, il lui faut passer par cette période préalable durant laquelle le regard porté sur le monde n'est plus le même. Celui qui a cessé de fumer au nom de la survie ignore cette singulière expérience. Il a trop besoin des artifices de la morale et de la science pour se justifier.

Il faut que l'acte souverain d'allumer une cigarette soit préservé dans la manière de cesser de fumer. Il faut que l'acte de fumer devienne une pure abstraction sans jamais disparaître. Voilà ce que je me suis dit pour me préparer aux premiers jours, à ces fameux jours où tout basculera.

III

Le fumeur doit se représenter qu'il cherche à provoquer la mort des autres. Il doit accepter leur intolérance radicale comme l'expression d'un salut communautaire alors qu'il est a priori exclu de tout partage commun de l'espace. Et si par mégarde il sourit en allumant une cigarette, il semble manifester son plaisir sournois de faire le malheur des autres. Sa possibilité d'être courtois lui est retirée puisqu'il n'est plus en mesure d'apprécier les convenances. Il est sommé de se replier, de s'isoler, afin de reconnaître qu'il n'est plus un être social. Il lui faut comprendre que s'il veut revenir à la vie sociale, il doit d'abord passer par l'épreuve d'une terrible humiliation au moment même où il est en train de fumer. Ainsi doit-il s'enfermer dans des espaces réservés aux fumeurs, si exigus qu'il tousse avec ses compagnons de misère qui, eux aussi, crachent leurs poumons en pompant la fumée des cigarettes comme des locomotives qui ont fait leur temps. Ces espaces-là, qu'on découvre dans certains aéroports, sont vitrés de sorte que l'on peut voir les condamnés s'agiter dans une épaisse fumée comme s'ils étaient déjà asphyxiés. Il est vrai qu'ils ont encore la chance de pouvoir en sortir, et qu'ils sont libres de ne point y aller. On leur fournit seulement une expérience salutaire qui préfigure ce que pourrait être leur sort définitif.