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J'ose raconter ce qui m'est arrivé un jour où le temps était très gris à la campagne. La lumière du soleil ne perçait plus les nuages depuis la semaine précédente, il faisait froid, la bruine persistait, j'avais le bourdon, j'étais là enfermé, seul, je ne répondais plus au téléphone, je n'appelais personne, je n'allais plus dans le village, je n'utilisais plus ma voiture, je restais assis dans un fauteuil près de la cheminée, je regardais les flammes, j'imaginais déjà qu'il n'y aurait plus d'après. Je ne fumais pas, je n'en avais plus envie, je ne réussissais même pas à penser, les souvenirs m'avaient quitté, j'avais la tête vide. J'avais l'impression de suivre un destin qui m'était tracé comme une voie qui se termine au milieu d'une ville en impasse ou comme un chemin qui disparaît à tout jamais dans les champs. Je ne parvenais même plus à tenir un livre dans mes mains pour continuer au moins à lire. Il fallait, je ne sais pour quelle raison, que je ne sois pas distrait, que toute mon attention soit captée par ce vide qui m'envahissait au point de me rendre pénible le moindre geste. L'idée d'en finir était bien là, si puissante qu'elle suspendait toute autre idée qui aurait pu la menacer. L'idée d'en finir avait pénétré tout mon corps jusqu'aux extrémités, mes doigts et mes orteils ne bougeaient plus, je les sentais immobiles comme s'ils étaient traversés par une substance qui pétrifie. Je savais cependant qu'au dernier moment, je devrais quitter mon fauteuil pour rejoindre la grange plongée dans l'obscurité. C'était là que la scène aurait lieu, devant un tas de bois.

Je me suis levé, j'ai marché lentement dans le couloir, j'ai pris au passage le bandeau noir que j'avais posé sur le buffet, je suis arrivé dans la grange, je me suis approché du tas de bois, j'ai attrapé le paquet de cigarettes que j'avais placé la veille sur une bûche, j'ai allumé une cigarette avec une allumette, j'ai regardé la flamme s'éteindre, j'ai tiré trois bouffées, et je me suis mis le bandeau noir sur les yeux en laissant ma bouche bien dégagée.

Je les devinais alignés en face de moi, vêtus d'un uniforme. Sur leur tee-shirt était marqué en grosses lettres : Fumer tue, ils tenaient la crosse de leur fusil contre l'épaule, déjà prêts à tirer alors que personne ne leur en avait donné l'ordre. Moi, je fumais. J'étais en train de quitter le monde. Je voulais qu'ils m'exécutent avant la fin de ma dernière cigarette, je la laissais se consumer entre mes lèvres, j'étais très angoissé, et en même temps, je ressentais une étonnante délivrance, j'étais heureux d'échapper enfin à ce monde devenu si totalitariste. Ils semblaient prendre un malin plaisir à ne pas tirer, comme s'ils attendaient que j'écrase d'abord mon mégot avec mon pied pour leur confirmer que j'étais prêt. Je leur ai fait un signe, je m'en souviens, un signe injonctif, j'ai dressé le bras gauche, ils avaient l'index sur la gâchette, ils n'ont pas tiré. Je leur en voulais, ils gâchaient mon dernier plaisir, ils cherchaient à me laisser mourir frustré. Ils tenaient à ce que je quitte ce monde en regrettant d'avoir fumé. Ils ne m'accordaient même pas l'ultime plaisir qui m'aurait fait oublier en ce moment décisif mapropre condamnation à mort. Quand j'ai dû jeter le bout infime qui restait de ma cigarette, je me suis dit que j'allais en prendre une autre, je tenais à être en train de fumer à l'instant même où je serais fusillé. Je me suis tourné vers le tas de bois, j'ai tendu la main droite pour attraper le paquet. C'est à ce moment qu'ils ont tiré, ils m'ont tué pendant que j'avais le dos tourné. Ils n'ont pas accepté que ma dernière cigarette devienne l'avant-dernière.

IV

Je me souviens avoir assisté, étant encore enfant, à cette scène traditionnelle du cirque au cours de laquelle un homme coupe avec son fouet la cigarette que fume un adolescent. Son geste est d'une effrayante précision, il fait tourner le fouet au-dessus de sa tête et le lance brusquement pour sectionner le bout de la cigarette. L'adolescent demeure immobile, le moindre mouvement lui serait fatal, il continue à fumer jusqu'au moment où il ne reste que le mégot sur le bord de ses lèvres. Après avoir effectué plusieurs circonvolutions avec son fouet, l'homme vient frapper d'un coup sec le mégot qui s'envole pour atterrir sur la tête des spectateurs médusés. Je me suis toujours demandé si cet adolescent fumait en d'autres circonstances.

J'ai commencé à fumer tardivement. À trente-cinq ans, je crois. Je dois avoir gardé toute cette période de ma saine jeunesse comme une réserve d'air pur dans mes poumons. Du moins puis-je m'en persuader. Si je n'avais pas rencontré cette femme qui fumait toute la nuit, je n'aurais pas sombré dans la dépendance. Une histoire d'amour qui a mal tourné. Ce n'est guère original. Les nuits étaient longues, cette femme parlait sans cesse, m'entraînant dans les méandres de mon inconscient, elle aimait la crise, la crise pour elle-même, la crise qui fait fumer à outrance parce qu'elle n'a de limites que l'épuisement.

Je ne regrette rien. Ce serait désobligeant à son égard. J'ai trop d'orgueil aussi pour croire que ce qui m'est arrivé, je peux ne pas l'avoir voulu. Ce serait une terrible lâcheté de ma part de considérer que cette femme est à l'origine de ma malheureuse addiction. D'ailleurs suis-je si malheureux ? Quand je me souviens d'elle, bien qu'elle m'ait torturé, je souris en songeant à ma naïveté. Aujourd'hui, je ne me laisserais pas circonvenir de la sorte. Je n'ai plus aucune attraction pour des scènes interminables de crise, pour ce jeu de la mise en accusation et de la justification. Ce jeu, nous en conviendrons, ce terrible jeu qui nous pousse à fumer cigarette sur cigarette.

Quand je l'ai revue, beaucoup plus tard, elle avait décidé d'arrêter de fumer. Depuis plusieurs mois, m'a-t-elle dit, elle collait sur son bras gauche un timbre qui ne lui faisait pas l'effet qu'elle attendait. Elle était là, assise sur une chaise, à côté de sa table de cuisine, elle buvait de la bière, elle parlait, et chaque fois qu'elle touchait son paquet de cigarettes, elle le repoussait, puis le faisait glisser vers elle. Je ne savais trop que lui dire, nous vivions dans des mondes différents, elle me reprochait de l'avoir abandonnée, alors qu'elle ne s'était guère souciée de ce que je devenais. Elle me répétait qu'elle trouvait son visage bouffi, qu'elle ne parvenait pas à cesser de boire, qu'elle retardait le moment où elle prendrait une cigarette parce qu'elle était incapable de finir du jour au lendemain de fumer. Il lui aurait fallu une activité, elle n'en avait pas. Le temps passait, je la regardais, elle me disait que le timbre lui brûlait la peau. J'avais envie de m'enfuir.

Cette nuit-là, j'ai eu un rêve. Il faisait déjà noir, très noir quand l'autobus suivait la mer. Nous tentions d'apercevoir dans l'obscurité ininterrompue les plages immenses et désertes. Nous sommes descendus au pied d'une dune. Nous avons entendu une voix qui, par le moyen d'un haut-parleur, nous a appelés par nos noms. Notre venue était attendue. En contrebas, sur la plage, il y avait des cercueils, en partie enfouis dans le sable, disposés en lignes parallèles. Certains étaient restés ouverts. La voix nous a déclaré que, l'un et l'autre, nous devions nous installer là dans des bières inoccupées. Quelqu'un viendrait nous couvrir de sable jusqu'à la tête, une fois que nous aurions pris nos places respectives. Cette même voix nous répétait que nous étions libres de nos gestes, que nous pouvions repartir si nous le souhaitions. Nous ne l'avons pas fait. Je lui serrais la main si fort qu'elle ne risquait pas de s'échapper. Mais elle paraissait encore plus docile que moi. Nous nous sommes étendus chacun dans un cercueil, nous n'avions plus qu'à attendre la mort, comme les autres qui, autour de nous, avaient déjà commencé leur dernier sommeil.