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Fanny est sortie du living et en me croisant elle a eu un petit rire. Ni moqueur ni arrogant. Un petit cri de bonheur que son émotion hachait.

— Je vais m’habiller, dit-elle.

Dans le living Philippe achevait de se rhabiller. Il alluma une cigarette comme j’entrais.

— Me prêteriez-vous votre Dauphine  ?

— Non.

— J’ai mon permis de conduire.

La cendre de sa gauloise tombait sur la moquette. Ostensiblement, je pris un cendrier pour le poser devant lui.

— Pourquoi ne voulez-vous pas me prêter votre voiture  ?

— J’ai mes raisons.

— Et si je la prends  ? Vous porterez plainte pour vol  ?

— Vous ne la prendrez pas. Je ne le veux pas.

Philippe m’a détaillée de la tête aux pieds et j’ai rougi légèrement. Je me suis dit que cette robe était décidément trop collante.

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas remariée  ?

— Je ne vois pas l’intérêt de cette question. Nous parlions de la Dauphine.

— Justement. Vous n’aimez pas satisfaire les désirs d’un homme, quels qu’ils soient  ? C’est pour conserver votre indépendance que vous restez seule  ?

J’ai eu un rire forcé.

— Parce que vous vous prenez pour un homme  ? Pour moi vous n’êtes qu’un gamin, un voyou de la pire espèce, d’ailleurs  !

Philippe restait tranquille, continuant à me regarder.

— Vous êtes jolie, pourtant, m’a-t-il dit au bout d’un moment. Êtes-vous une vraie blonde  ?

Je n’ai pas quitté le living. Je ne voulais pas abandonner la place.

— Conduisez-vous chez moi comme des vandales si vous le désirez, mais n’essayez pas de jouer au joli-cœur avec moi. Fanny ne serait pas très contente.

Il a eu un regard inquiet pour la porte. Il n’avait nullement envie de la mécontenter. Elle est revenue cinq minutes plus tard. J’étais devant la baie en train de suivre l’absorption lente du jardin par la brume épaisse.

— Tu sors maintenant  ?

— Dans un moment.

Évidemment, il attendait la fin du jour. Il avait peur, malgré tout. Cette constatation me réconforta. L’article du journal l’avait plus touché qu’il ne voulait le laisser paraître.

— Voulez-vous aller voir si votre belle-mère est dans sa chambre  ? demanda-t-il soudain.

J’étais si abîmée dans mes pensées que la phrase ne m’atteignit qu’au bout de quelques secondes. Je me suis alors tournée vers eux.

— Elle s’est enfermée et je crains de la réveiller.

Philippe s’est levé et je l’ai vu passer dans le jardin. Quand il est revenu, ses cheveux noirs luisaient de brouillard.

— Les volets de sa fenêtre sont baissés.

— C’est bien qu’elle se trouve toujours chez elle, ai-je dit en me laissant tomber dans un fauteuil.

Ce que je craignais le plus depuis mon veuvage, c’était le désœuvrement. J’avais lutté contre lui pendant ces quatre années, avec acharnement. Voilà que je retrouvais cette inaction à goût d’angoisse. Toute tentative avortait. Il me fallait leur présence comme une drogue ou un poison auquel on s’habitue.

— A-t-elle coutume d’aller en ville  ?

— Il y aura bientôt une semaine que vous séjournez chez moi. Vous devez être au courant de ses allées et venues. Pour être plus précise, elle sort rarement.

Fanny interrogeait Philippe du regard. Il ressemblait à un fauve à l’affût. Son corps cachait une force sournoise qui ne demandait qu’à se manifester. Je prenais un certain plaisir à l’examiner. Il était maigre, avec un visage sans grande beauté. J’aurais aimé l’utiliser comme modèle et à peine née, cette pensée me troubla. En un éclair je revis son grand torse dénudé jusqu’au bas-ventre, tel que je l’avais surpris le matin dans le lit.

Fanny s’impatienta.

— Que veux-tu à cette vieille  ?

— J’espère simplement qu’elle ne va pas se comporter en idiote à son âge.

Mme Leblanc m’irrite souvent mais je déteste la voir traiter de la sorte.

— À quel propos  ? Je ne vous permets pas de parler ainsi.

Toutes ces interdictions me paraissaient vaines et ridicules. À cette époque c’était tout ce que j’avais pour lutter contre leur intrusion. Par la suite une force nouvelle a su m’inspirer une autre tactique.

— Je suis certain qu’elle a lu le journal ce matin. Nous l’avons retrouvé près de la salle de bains, non loin de sa chambre. Parce qu’elle n’a pu le cacher plus longtemps quand elle a entendu que nous le cherchions.

C’était aussi mon avis, mais il aurait fallu me l’arracher sous la torture.

— Et elle est tombée sur cet article. Depuis deux ou trois jours son regard est sournois. Elle soupçonne quelque chose et je la crois assez bête pour aller se confier à une amie. Je suppose qu’elle connaît une autre vieille lui servant de confidente  ?

Philippe était plus intelligent que je ne l’avais supposé. Du moins intuitif. La confidente existait et se nommait Mlle Givelle. L’été, les deux amies se rencontraient souvent et une fois tous les quinze jours j’emmenais ma belle-mère rue Miramar. Entre-temps, la vieille demoiselle venait et je les laissais tout l’après-midi papoter à leur aise devant la théière, les gâteaux et le guignolet.

Si Mme Leblanc se doutait de quelque chose, on pouvait parier qu’elle choisirait Mlle Givelle comme confidente. Elle lui racontait ses petites misères et parfois j’interrompais par mon arrivée impromptue ces gémissements. Toutes les deux me regardaient alors avec une certaine gêne, qui chez la vieille demoiselle se teintait de sévérité à mon égard. Comme si je passais mon temps à torturer Mme Leblanc.

Philippe a quitté brusquement la pièce et Fanny l’a suivi. Malgré moi, je me suis levée et je les ai vus au fond du couloir.

— C’est fermé, mais la clé n’est pas dans la serrure, dit la voix du garçon.

— On essaye une autre clé  ?

— Attends  !

Il sortit quelque chose de sa poche, un passe-partout, et la porte s’ouvrit. Fanny lança un mot grossier. Philippe se tourna vers moi. Rageur, il me cria  :

— Depuis combien de temps  ?

— Je ne comprends pas.

— Elle n’est pas dans sa chambre. Je vous demande depuis combien de temps elle est partie de cette maison.

J’étais moi-même stupéfaite. Cela ressemblait si peu à ma belle-mère de filer sans bruit  ! Incrédule, je me suis approchée.

Fanny fouinait partout. Soudain elle glissa la main sous l’énorme édredon de ma belle-mère et poussa un cri  :

— Philippe, la place est encore chaude  ! Elle n’est certainement pas loin.

Il s’est presque collé à moi et j’ai respiré son odeur mêlée à celle du tabac  :

— Où est-elle  ?

— Est-ce que je sais  ?

Il a posé sa main sur mon épaule et ses doigts se sont enfoncés dans ma chair. Bêtement, j’ai pensé qu’il devait me trouver potelée, grasse peut-être.

— Vous savez bien que vous risquez autant que nous dans toute cette histoire.

— Elle a dû aller voir une amie.

— Laquelle  ?

Fanny nous observait de la porte, et ses yeux se fixaient surtout sur la main de son amant posée sur mon épaule, à la limite du tissu, tout près de la chair de mon cou. Et à cet endroit-là je sentais battre une veine, follement.

— Dites vite  !

— Mlle Givelle.

— L’adresse  ! Il faut tout vous arracher, alors  ?

— Rue Miramar, 17.

— Je vois. Une ruelle qui donne sur la Garonne  ?