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— C’est vous  ?

— Oui. Quand j’ai voulu la faire monter dans la Dauphine elle a refusé. Elle s’est mise à glapir comme une vieille folle. J’ai eu peur qu’on ne nous entende. Je l’ai frappée et elle s’est affalée en avant dans la Dauphine. Je l’ai installée à côté de moi. J’ai roulé jusqu’au bassin et me suis rangé tout au bord. Tout était silencieux et calme. Je n’ai eu qu’à la pousser.

Muette d’horreur, je l’écoutais m’exposer placidement les circonstances du meurtre.

— Elle avait tout deviné. Elle me l’a crié en pleine figure, me traitant d’assassin et de voleur.

— J’ai voulu aller avec vous. Vous avez refusé. Vous aviez prémédité votre geste.

Philippe haussa les épaules.

— Peut-être.

— Vous allez m’accompagner au commissariat tous les deux et vous dénoncer.

Fanny lui a pris la main. Ils me fixaient avec plus de curiosité que d’inquiétude.

— Vous savez ce que je leur dirai dans ce cas  ? dit Philippe.

Brusquement, j’en eus l’intuition.

— Je leur expliquerai que c’est sur votre ordre que je l’ai poussée dans le canal. Je dirai que vous me faisiez chanter avec l’histoire du père Chaudière. Depuis quatre ans, cette femme vous horripilait et vous la détestiez. Vous appréhendiez de passer de longues années en sa compagnie. Et puis elle était entièrement à votre charge. Vous ne pouviez plus supporter sa présence.

J’ai crié  :

— C’est faux  !

— Bien sûr  ! Mais tout le monde me croira. Il y aura le témoignage d’Hélène. Croyez-vous qu’elle ait accepté sans rancœur d’être renvoyée  ? Vous aurez tout le monde contre vous, y compris nous.

Fanny souriait d’admiration. Son grand homme arrangeait tout de façon habile.

— Vous allez vous rendre au commissariat. On vous demandera ce que faisait votre belle-mère à cet endroit. Vous expliquerez qu’elle a filé en votre absence, que vous ignoriez où elle se trouvait. Que vous m’avez envoyé, moi, à sa recherche. Pour expliquer ma présence, vous direz que vous me louez une chambre.

Il se tourna vers Fanny.

— Toi, tu vas t’en aller.

— Moi  ?

— Pour quelques jours. Le temps que tout se tasse. Il est inutile qu’un flic se souvienne de ton signalement.

Elle souleva ses cheveux décolorés dans une main.

— Je suis méconnaissable.

— Si tu connaissais les poulets, tu serais moins assurée. Tu feras ce que je te dis.

Fanny paraissait furieuse.

— Je vais être obligée de sortir pour faire mes courses  ?

— Non, chaque jour j’irai te voir. Va te préparer. Vous, Edith, allez là-bas. Pour excuser votre retard, dites que votre Dauphine ne voulait pas démarrer.

Il ne trahissait aucun affolement, faisait montre d’un grand talent d’organisateur. Je ne pouvais m’empêcher de le trouver extraordinaire.

Ayant enfilé mon imperméable je me dirigeais vers le garage quand il me rejoignit.

— Edith, n’essayez pas de jouer à la plus forte avec moi. Je tiendrai parole.

Je n’ai rien répondu et dix minutes plus tard je pénétrais dans le petit commissariat de quartier. Un homme en civil me reçut, se présenta comme étant l’inspecteur Campans. Avec ménagements il m’apprit que les pompiers avaient abandonné leurs essais de réanimation.

— Elle a séjourné plus d’une heure dans l’eau. Nous pensons qu’elle ne s’est pas rendu compte qu’elle était si près du canal. Y voyait-elle bien  ?

— Non. Elle portait des lunettes.

— On ne les a pas retrouvées. Savez-vous ce qu’elle faisait dehors à la tombée de la nuit, par un brouillard aussi épais  ?

J’ai à peine hésité et j’ai répété exactement les paroles de Philippe. Il prit des notes, me fit répéter le nom de Mlle Givelle.

— Ce jeune homme qui loge chez vous, que fait-il  ?

— Je…

Un souvenir me revint.

— Il est inscrit à l’École des beaux-arts.

— Son nom de famille  ?

Je l’ignorais. J’ai fait semblant de chercher tandis que l’inspecteur Campans m’observait avec une légère surprise.

— Je ne m’en souviens plus. Est-ce important  ?

— Simplement pour le rapport. Vous me le communiquerez à l’occasion  ?

Puis je demandai à voir ma belle-mère. Il eut l’air ennuyé.

— Elle ne pourra vous être rendue que d’ici quelques jours. Une autopsie est obligatoire. Vous comprenez…

Tout de suite j’ai pensé à Philippe. Cette nouvelle le consternerait.

— Avait-elle l’habitude de sortir seule  ?

— Non, pas l’hiver, ai-je répondu franchement. J’avais quitté la villa. Peut-être lui a-t-il pris la fantaisie de se rendre chez son amie.

— Était-ce son jour de visite  ?

— Non, d’ordinaire c’est le samedi. Je l’emmène en voiture, quand cette demoiselle ne vient pas à la maison.

L’inspecteur a lissé une cigarette entre ses doigts.

— Avait-elle tout son esprit  ? N’a-t-elle pas pu confondre vendredi et samedi  ?

— Je ne crois pas. Peut-être a-t-elle voulu me jouer un tour en espérant que j’irais la chercher là-bas.

Campans n’a rien dit et a pris encore quelques notes.

— Le motif de sa sortie est très important pour mon rapport, comprenez-vous  ?

— Bien sûr. A-t-on retrouvé son sac  ?

— Non. Pourquoi  ?

— Peut-être portait-elle un livre à Mlle Givelle.

Il était probable que Mme Leblanc avait laissé son sac dans sa chambre.

— Pourquoi avez-vous envoyé ce garçon chez Mlle Givelle au lieu de vous y rendre vous-même  ?

À peine une hésitation chez moi  :

— J’ai peur du brouillard en voiture. Il s’est proposé. J’en ai profité pour fouiller la villa pensant qu’elle s’y trouvait.

Campans m’a sondée d’un regard profond.

— Pourtant vous êtes venue en voiture jusqu’ici. Ce jeune homme ne vous a-t-il pas accompagnée  ?

— Il est sorti depuis.

Cela parut le satisfaire. D’ailleurs il ne prit aucune note à ce sujet.

— C’est bien, madame, je vous remercie.

Brusquement, j’ai pensé à une chose.

— Comment l’avez-vous identifiée  ?

— À une enveloppe trouvée dans sa poche. L’eau n’avait pas effacé l’encre.

J’avais craint un piège. Il m’avait affirmé qu’on n’avait pas trouvé son sac qui normalement contenait ses pièces d’identité. Je me demandais ce qu’était cette enveloppe. Ma belle-mère recevait quelques rares lettres de parents éloignés et les conservait indéfiniment. L’une d’elles avait dû séjourner dans la poche de son manteau.

— Une dernière question… Cette dame n’avait aucune raison de mettre fin à ses jours  ?

J’ai secoué lentement la tête.

— Je ne le pense pas.

— Elle vivait constamment chez vous  ?

— Oui. Elle ne possédait aucune ressource.

Campans s’est levé pour m’accompagner.

— De ce fait, elle était entièrement à votre charge  ? Depuis longtemps  ?

— Depuis la mort de mon mari, il y a quatre ans.

Je retrouvai la Dauphine avec plaisir et une fois à l’intérieur je me sentis soulagée. J’ai roulé au pas dans les rues gorgées d’un brouillard épais. Il était déjà six heures et les éclairages publics ressemblaient à des astres moribonds, très haut dans la masse humide.

À mesure que je me rapprochais de chez moi, je réalisais que je n’éprouvais aucune peine de la mort de Mme Leblanc. L’inspecteur avait dû s’en rendre compte. J’étais incapable de feindre un sentiment et je n’avais nullement pensé à me composer un visage douloureux. C’était mieux ainsi. L’inspecteur Campans en penserait ce qu’il voudrait.