La femme du vieux n’était pas plus hideuse que lui. Simplement à sa mesure. Ses mèches grises retombaient sur une lourde face quadrillée de veinules roses. La vieille portait un vieux sac de moleskine garni de bouteilles et de papiers de charcuterie.
— ’jour, madame.
— Une journaliste.
La vieille est venue me regarder sous le nez avec un sourire aimable. Tout à fait style « Mystères de Paris ». Il est toujours inquiétant de constater que des personnages de roman peuvent exister avec une telle précision du détail.
— Et t’as rien offert, Chaudière ?
— Je t’attendais.
Trois verres épais et ternes apparurent sur la table. La femme fit sauter la capsule d’un litre d’un doigt habile.
— Une petite goutte, hein ?
— À peine.
C’était leur test. Refuser, c’était les rejeter, les vexer pour toujours. J’ai bu le vin rouge sans une grimace. Il n’était même pas mauvais.
Ils m’ont regardée avec satisfaction. Le père Chaudière se pencha en avant.
— Vous disiez un truc…
— Oui, à votre place je saurais quoi faire si j’apprenais du nouveau sur mes agresseurs.
Sa femme a paru très intéressée.
— Quoi donc ?
— La police les arrêtera et ils seront condamnés. Jamais vous ne pourrez en tirer un centime.
Ils hochaient la tête avec ensemble et, le cœur battant, je me demandais s’ils ne me laissaient pas aller jusqu’au bout avec une intention malicieuse. Il fallait me montrer prudente.
— Si je vous dis cela, c’est dans votre intérêt. Mais, évidemment, la morale veut que vous alliez les dénoncer si jamais vous les retrouvez.
C’est elle qui a répondu.
— La morale, on s’en fout ! Vous avez raison. S’ils sont pris on fera tintin. Les dommages et intérêts… Pfft ! Ils nous passeront sous le nez et on obtiendra le franc symbolique comme ils disent dans vos journaux. Que conseillez-vous ?
— Rien pour le moment. Il faudrait savoir où ils se trouvent. Peut-être ont-ils quitté Toulouse.
Chaudière a ricané :
— C’étaient des gosses de par ici. Ils avaient l’accent. Ils ne quitteront pas la ville facilement.
— Comment comptez-vous vous y prendre ? a demandé sa femme d’un ton mielleux.
J’ai pris un air entendu.
— Dans mon métier nous obtenons des tuyaux de tous les côtés. Je vais aller trouver certains de mes confrères, et j’espère leur arracher un détail, même le plus petit, qui puisse me mettre sur la voie.
— Et puis que faudra-t-il faire ? a demandé encore la vieille.
Mon sourire et mes mains en disaient long.
— À vous de voir. Certainement que ces jeunes n’aimeraient pas se retrouver en prison. Peut-être consentiront-ils à vous dédommager…
Ils se sont regardés. Le père Chaudière ne paraissait pas très rassuré.
— Ouais. Et s’ils veulent me liquider ? N’ont pas hésité, la première fois, à m’assommer. Cette fois, ils risquent de me ratatiner complètement.
La vieille haussa les épaules.
— T’as la frousse !
— Il faut être prudent, ai-je dit. Prendre vos précautions pour qu’ils ne puissent pas vous faire du mal.
L’ivrognesse s’est penchée vers moi.
— Et vous, là-dedans ? Vous perdez l’occasion de faire un beau reportage, non ?
Le vieux a failli en laisser tomber sa bouffarde.
— C’est vrai, ça !
— Non.
Leurs regards soupçonneux attendaient.
— Quand ils vous auront dédommagés, j’interviendrai. La police les arrêtera alors.
Ça ne leur convenait guère.
— Y diront tout.
— Si vous savez vous y prendre ils ne pourront jamais prouver qu’ils vous ont remis de l’argent.
La vieille s’est servi un autre verre et l’a vidé d’un coup. Elle l’a reposé sèchement sur la toile cirée.
— Et vous allez faire ça uniquement pour nous rendre service ? Sans recevoir un peu de ce fric ?
Pour eux c’était incroyable. J’ai pris une attitude embarrassée.
— Si vous voulez me donner quelque chose, je ne le refuserais pas, évidemment.
Ils se sont regardés. La vieille triomphait avec l’air de lui dire « tu vois, hein ? »
— Combien ?
— Le tiers.
Le vieux a grogné.
— C’est moi qui vais faire tout le travail.
— Attendez, a dit la vieille. Vous causez comme si vous étiez certaine de quelque chose.
— C’est bien possible.
Interloqués, ils me regardaient, les yeux ronds.
— Pas possible ! Vous les auriez retrouvés ? a murmuré le père Chaudière.
— Non, mais j’ai bon espoir. Maintenant, si vous n’êtes pas d’accord avec moi, je peux très bien aller trouver la police. Je n’ai rien à perdre moi, car mon reportage me sera bien payé.
J’ai fait mine de me lever.
— Non. Attendez !
C’était la vieille qui était prête à me sauter dessus pour me forcer à m’asseoir.
— On va bien s’entendre.
J’en étais certaine.
— Combien croyez-vous qu’on peut leur réclamer à ces voyous ?
— Cinq cent mille au moins.
Dans leur tête ils transformaient peut-être ce chiffre en litres de rouge. Le résultat dut leur paraître satisfaisant car ils s’épanouirent.
— Et on vous en donne le tiers ?
— Cent cinquante mille.
Chaudière hocha la tête.
— Croyez qu’ils auront autant de fric ?
— Bien sûr. Ils ont certainement opéré une dizaine d’agressions en quelques mois. Ils ne doivent pas avoir tout dépensé et ils payeront cash.
Mon plan était simple. Chaudière exigerait cinq cent mille francs de Philippe. De quelle façon ? Je n’avais pas encore réfléchi sur ce point-là. Moi ayant disparu, Philippe ne pourrait pas réunir la somme et j’espérais qu’il n’aurait qu’une pensée : partir en compagnie de Fanny. Chaudière ne risquait pratiquement rien avec un peu d’habileté. Je ne comptais pas retourner à la villa, du moins pour le moment. Une fois qu’ils auraient disparu je m’en irais pour quelque temps.
— Dites ? faisait la vieille femme d’une voix sucrée. Nous ignorons votre nom.
— Jane Marnier.
Elle ne me prenait pas au dépourvu. J’avais prévu cette demande.
— Vous habitez Toulouse ?
— Non, je suis de Paris. Je vais prendre une chambre dans un hôtel. Dès que j’aurai du nouveau, je reviendrai. Peut-être demain.
Ils ont tenu à ce que je boive encore un verre de vin. J’avais la tête qui me tournait un peu.
— Nous vous attendrons demain, dit la vieille. Apportez-nous de bonnes nouvelles.
— N’en parlez à personne.
— Pas question ! Trois cent cinquante billets, c’est toujours bon à prendre. Surtout à ces fumiers qui ont voulu m’aveugler, a dit le père Chaudière.
Tout en marchant vers le centre de la ville je réfléchissais. Le mieux était que le père Chaudière écrive une lettre non signée à l’adresse du quai de Tounis. Philippe avait conservé sa chambre et y passait au moins une fois par semaine pour le courrier. Dans cette lettre, le vieux lui indiquerait un endroit pour déposer l’argent. Il lui spécifierait que toutes ses précautions étaient prises pour que la police soit prévenue en cas de malheur.
Mon visage souriant devait intriguer les passants, car plusieurs se sont retournés sur moi. J’imaginais parfaitement leur panique quand ils liraient cette lettre. À cette heure, ils devaient être catastrophés par ma fuite et d’ici quelques jours la missive du père Chaudière achèverait de les démoraliser.