— Ils habitent quai de Tounis.
— Pas loin d’ici, en effet, dit la vieille. Et quel numéro ?
— 44.
Le vieux a tassé les cendres dans sa pipe avant de craquer une allumette.
— Autre chose, le nom ?
— Non. Ça, c’est à moi.
Là, ils ont vu que j’étais bien décidée. De toute façon, s’ils voulaient connaître le nom de Philippe, ils n’avaient qu’à faire leur propre enquête. De ce côté-là j’étais assez tranquille. Ils n’oseraient certainement pas.
— Bien, voici la lettre.
Je l’ai glissée dans l’enveloppe toute prête. Sous ma dictée, le père Chaudière avait écrit à Philippe qu’il lui donnait quatre jours pour que l’argent soit déposé à l’endroit indiqué : tout simplement un trou sous la pile du Pont-Neuf, côté du chemin de halage. L’argent serait déposé dans une boîte ayant contenu du lait Guigoz.
— C’est moi qui irai là-bas, déclara le vieux.
Je ne m’attendais pas à ça.
— Vous ne craignez pas que ce garçon… ?
— Pas avec les menaces que contient la lettre. J’irai chercher les cinq cents billets.
Le père Chaudière n’avait pas confiance. Je serais obligée de retirer cinq cent mille francs au lieu des trois cent cinquante prévus. De toute façon j’en récupérerais cent cinquante. J’estimais que ce n’était pas trop cher pour ma liberté.
— Je ne crois pas qu’avant demain…
— Tous les soirs, j’irai faire un petit tour là-bas.
La vieille approuvait en lichant encore un verre.
— T’as raison, mon vieux. Faut pas risquer de se laisser barboter le fric.
J’avais la désagréable impression d’être roulée. Si je ne mettais pas l’argent dans la boîte, ils iraient à la police et dans quarante-huit heures au plus tard les inspecteurs frapperaient chez moi. Ce que j’appréhendais le plus, c’étaient les questions sur la mort de ma belle-mère.
— Si vous voulez manger avec nous, c’est avec plaisir, a dit la vieille avec une certaine ironie.
Je me suis levée.
— Finissez au moins votre canon…
Ce n’était pas le moment de les irriter. Le cœur au bord des lèvres, j’ai bu.
— Repassez demain, dit la vieille. Des fois que nous aurions quelque chose à vous remettre.
Son rire se perdit dans le verre qu’elle portait à ce moment-là à ses lèvres.
— Et si jamais il ne marchait pas ? a dit alors Chaudière. Faudra aller à la police ?
J’ai eu un geste d’indécision.
— Moi, je crois qu’il marchera, m’a dit la vieille comme si elle me prenait à part. Après ça, il sera bien tranquille et il pourra continuer.
Dans la rue la pluie continuait à tomber. J’avais envie de vomir. Comment avais-je pu me lier avec ces deux êtres médiocres et répugnants ? Mais j’avais mis en route un engrenage et il me fallait aller jusqu’au bout. Je n’avais plus qu’à ajouter l’adresse de Philippe avant de jeter l’enveloppe dans la boîte aux lettres. Ce que je fis sur-le-champ, une fois de l’autre côté du fleuve. Il n’y avait plus qu’à patienter quelque temps.
CHAPITRE XI
Dans l’après-midi du même jour, j’ai retiré cinq cent mille francs à ma banque. J’ai aussi acheté une boîte de lait Guigoz. Dans ma chambre d’hôtel, j’ai vidé le lait en poudre dans le lavabo, et il m’a fallu rouler les cinquante billets de dix mille pour les faire pénétrer dans la boîte.
Comme je n’avais pas pris de repas à midi, je suis, allée dîner dans un restaurant proche de l’hôtel. Je ne voulais pas placer la boîte le soir même à l’endroit indiqué. Par pur désir de tenir les Rigal en haleine et de les tourmenter. Sachant que je ne pourrais pas dormir, je suis allée au cinéma.
Tout au long du film je me suis demandé quand Philippe découvrirait la lettre. Que faisaient-ils dans la villa livrée entièrement à eux ? S’étaient-ils vengés de mon départ sur les objets que j’aimais ? Cette perspective me laissait froide. Qu’ils quittent la maison, c’était tout ce que je souhaitais.
Comme prévu, je ne me suis endormie qu’au matin, et c’est la femme de chambre faisant le ménage dans la chambre voisine qui m’a réveillée. Ce jour-là, j’ai eu une envie folle d’aller dans ma rue et de regarder de loin ma villa. Je me suis promenée à l’extrémité opposée de la ville, sous le ciel bas et sombre. La journée a été très longue. Mais ce soir-là non plus je ne suis pas allée sous le Pont-Neuf. Je pensais à la tête des deux vieux quand le père Chaudière rentrerait les mains vides. Comme ils ne m’avaient pas vue de la journée, eux aussi auraient de mauvaises heures à passer. Le vin rouge les y aiderait fort bien.
J’avais passé trois journées entières hors de ma villa et je ne m’étais pas ennuyée un seul instant. Je pourrais la quitter pour plusieurs semaines sans regret, dès que je serais certaine qu’ils n’y étaient plus. Plus tard, je reprendrais contact avec mon ancienne vie, avec mes anciennes relations. Tout cela serait certainement difficile, mais très éloigné dans l’avenir.
Ce soir-là encore je changeai de restaurant et fis durer mon repas. Mon voisin tenta d’engager la conversation mais il comprit rapidement que je désirais rester seule. Ô combien !
La nuit fut meilleure après ma petite séance de cinéma. Merveilleux, le cinéma pour un être préoccupé comme moi ! Les images de l’écran favorisent la naissance des images intimes, aident à leur projection. Tout en suivant le film, je construisais plusieurs prototypes d’avenir.
J’avais été tentée de téléphoner pour savoir si on répondrait, mais j’avais pensé que ce serait me trahir. Ils auraient compris que je comptais revenir et que j’attendais leur départ pour le faire. Compris aussi que j’étais à l’origine du chantage opéré par le père Chaudière. Il me fallait beaucoup de patience pour lutter contre cette envie de savoir.
Le lendemain matin, je me suis réveillée très en forme. J’ai pris une douche avant de commander le petit déjeuner.
Dehors il y avait un timide essai de soleil et il faisait doux. Tranquillement, je suis allée à pied jusqu’à la rue du Crucifix. Les voisins des Rigal devaient être bien intrigués par mes fréquentes visites. Peut-être me prenaient-ils pour une assistante sociale.
Pas tout à fait onze heures quand j’ai toqué à leur porte. Ensemble ils m’ont crié d’entrer. Ils avaient reconnu mon pas, ma façon de frapper. Peut-être m’avaient-ils guettée de leur fenêtre.
Elle s’est précipitée, obséquieuse. Ils étaient soulagés.
— Asseyez-vous.
L’homme souriait avec obstination.
— Alors ?
— Rien. Je suis allé sous le pont hier et avant-hier. Pas de boîte de Guigoz.
La vieille me fixait durement.
— C’est curieux, hein ?
— Non. Ils cherchent comment s’en sortir.
— Il faut envoyer une autre lettre ?
— Peut-être.
Ils se sont regardés.
— C’est déjà fait, a dit la vieille. Vous n’aurez qu’à la mettre tout à l’heure.
Le père Chaudière m’a tendu mon bloc. Il avait recopié à peu près le texte primitif, y ajoutant des menaces de son cru. J’en ai profité pour récupérer mon bloc.
— Peut-être ce soir ?
Sûrement ce soir. J’avais décidé d’en finir avec eux. Le lendemain ils auraient l’argent. Peut-être seraient-ils ivres morts quand je reviendrais.