— Vous n’avez pas faim, Édith ? m’a demandé Fanny dans une grimace moqueuse. Nous vous avons coupé l’appétit ?
Philippe m’examinait soigneusement.
— Mieux vaudrait en prendre votre parti. J’espère que vous n’avez pas d’autres idées de fuite dans la tête.
Je n’avais aucune idée. Une automate, voilà tout ce que j’étais. Il parut frappé par mon expression.
— Vous prenez peut-être la chose trop au tragique.
Fanny s’émut à son tour. Inquiète, son regard sauta de mon visage à celui du garçon.
— Quand le bébé sera né nous disparaîtrons.
Au moment où je quittais la pièce j’ai entendu Fanny murmurer, d’une voix mal assurée :
— Tu crois qu’elle est capable ?…
Le reste se perdit sans regret pour moi. Dans la cuisine je me suis assise sur un tabouret, les yeux dans le vague. J’entendais le cliquetis des fourchettes, leurs murmures. À la fin Fanny est allée mettre la radio. Peut-être se sentait-elle oppressée par ma présence.
Un peu plus tard j’ai regagné ma chambre. Mais je n’avais pas sommeil. Les pensées qui traversaient ma tête ressemblaient à des cris violents. Elles me déchiraient, me laissaient pantelante. Tantôt j’avais envie de mettre le feu à la maison, tantôt je pensais aux couteaux de cuisine longs et pointus.
Quand ils ont décidé d’aller se coucher, Philippe est entré dans ma chambre. J’étais assise sur mon lit.
— Vous devriez vous coucher, m’a-t-il dit d’une voix tranquille. J’ai relevé la tête pour le fixer.
— M’entendez-vous ?
— Allez-vous-en !
Brusquement j’ai foncé vers la porte, l’ai dépassé profitant de la surprise. Il m’a rattrapée alors que je venais de décrocher le téléphone. Il m’a tordu le poignet, a saisi l’appareil pour finalement le reposer sur sa fourche.
— Vous devenez folle, Édith !
Fanny au fond du couloir m’apparaissait comme dans un halo. J’ai hurlé quelque chose dans sa direction, et elle a porté la main à sa bouche en signe d’effroi.
— Venez, Édith.
— Enferme-la à la cave, Philippe. Je t’en supplie !
— Tais-toi !
Le garçon m’a entraînée jusqu’à ma chambre.
— Vous allez vous coucher et dormir. Ne m’obligez pas à vous frapper.
J’ai commencé de me déshabiller et il s’est détourné tandis que j’enfilais ma chemise de nuit.
— Vous verrez les choses sous un autre jour demain. Bonsoir.
J’ai nettement entendu la clé tourner dans la serrure. Il m’avait enfermée. Je suis restée une bonne heure inerte, mais les yeux ouverts fixés sur ma lampe de chevet. Jusqu’à ce que je sois éblouie.
C’est en vain que j’ai essayé d’ouvrir les volets en fer de ma fenêtre. Quelque chose les bloquait à l’extérieur. Il avait pensé à tout.
Enfin j’ai repris conscience. Pour constater que je venais de passer deux heures de folie. J’ai refermé ma fenêtre et je me suis glissée dans mon lit. La villa était silencieuse, mais Philippe montait sûrement la garde dans le couloir. Fanny devait se pelotonner dans ses draps, morte de peur.
Ainsi j’étais capable de les épouvanter. Cela me fit rire. Jouer la folie serait un merveilleux moyen de les lasser. Mais au bout de combien de temps ? Profiter de l’état de Fanny pour la terroriser et les obliger à me fuir ? Je savais fort bien que je n’en aurais pas la force.
CHAPITRE XIII
Huit jours plus tard nous quittions la villa en direction de l’est. Le départ eut lieu deux heures avant le lever du soleil, en pleine nuit. Philippe avait loué une maison dans les environs de Perpignan, pas très loin de la mer. Lui seul s’était occupé de cette affaire. Fanny et moi ignorions où il nous conduisait.
À dix heures du matin nous étions à Perpignan. Philippe nous laissa pour aller chercher la clé chez le propriétaire. Ensuite, il ne nous fallut pas une heure pour arriver à destination.
Nous venions de traverser un village nommé Saint-Cyprien quand la Dauphine s’engagea dans une allée de cyprès, en direction d’une maison à un seul étage, spacieuse et blanche, qui se dressait au milieu d’une sorte de garrigue. Plus loin, il y avait un bois de pins et, sur la gauche, une grande étendue de vignes.
— Le propriétaire m’a dit qu’il avait fait rentrer cinq cents kilos de charbon, et qu’un calorifère dans le hall suffisait à chauffer toute la maison.
Il faisait très beau et presque chaud.
— Nous allons être très bien, déclara Fanny en mettant pied à terre.
La maison était simplement meublée mais confortable. En bas une cuisine immense, blanchie à la chaux et une salle à manger avec des meubles rustiques anciens. En haut deux chambres et un cabinet de toilette dans le couloir.
— Il m’a recommandé de vidanger le réservoir d’eau en mettant la pompe en marche.
Le commutateur de celle-ci se trouvait à côté du compteur électrique. Il l’a enclenché et un bourdonnement s’est élevé, provenant du toit.
— Je vais au village faire les premières courses.
— Je vais avec toi, dit Fanny.
Le regard de Philippe m’a cherchée. J’ai haussé les épaules.
— Vous me trouverez ici au retour.
Ils sont partis ensemble. Pendant ce temps j’ai fureté un peu partout avant d’allumer le calorifère. Il a commencé par fumer énormément avant de ronfler de façon normale. Je l’ai bourré de charbon, puis j’ai diminué le tirage. La maison était très grande mais, dans ce pays, ce seul moyen de chauffage suffisait pour rendre l’habitation agréable.
La Dauphine est apparue dans le chemin une heure plus tard, et ils ont commencé de décharger les provisions. J’avais un réchaud alimenté par une bouteille de gaz pour faire la cuisine.
Dans l’après-midi Fanny s’est allongée dans une chaise longue à l’ombre clairsemée d’un pin parasol. Brusquement elle a deviné que je l’observais.
— Qu’avez-vous à me regarder ?
Peut-être crut-elle que je me moquais de sa taille déformée.
— Ne regardez pas mon ventre. Vous êtes jalouse, hein ?
J’ai éclaté de rire.
— Pas du tout. Vous oubliez que je suis bien encore assez jeune pour espérer avoir un jour des enfants.
Sa moue donnait à penser qu’elle n’en croyait rien et que j’avais plutôt l’air d’une grand-mère que d’une jeune femme.
— Et puis, ai-je repris, c’est vous qui pourriez être jalouse.
— Moi ?
— De Philippe, ai-je susurré. Dans votre état…
Elle a pâli. J’avais fait mouche.
— Ce n’est pas toujours agréable pour un homme une femme constamment malade.
Les nausées se succédaient parfois pendant toute une journée, la transformant en petite fille malheureuse et méchante.
— Vous croyez que Philippe songerait à me tromper avec vous, dit-elle avec mépris.
— Pourquoi pas ?
Lentement elle a détaillé mon corps et j’ai lu dans ses yeux qu’elle n’en doutait plus. Très satisfaite, je suis revenue dans la cuisine. Plus tard, Philippe l’a rejointe et j’ai compris qu’elle ne lui avait pas parlé de l’incident. De crainte de lui mettre des idées en tête, certainement. Elle était très futée pour son âge.
Nous nous sommes rapidement accoutumés à cette vie nouvelle. Personnellement, j’étais très heureuse de ce changement. Le drame que je vivais s’éparpillait quelque peu dans cette campagne ensoleillée et agréable du Roussillon. Et j’avais beaucoup plus le temps de réfléchir et de faire des projets valables.