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Le lendemain, la campagne était toute blanche. Plusieurs sortes d’oiseaux volaient à peu de distance, et Philippe regretta de ne pas avoir un fusil. Il y avait des canards et des foulques. La neige ne tombait plus mais le ciel était bas.

Fanny, ce jour-là, s’est levée très tard.

— Nous aurions mieux fait de rester à Toulouse, a-t-elle déclaré sèchement. Au moins là-bas nous ne souffrions pas du froid. Philippe, veux-tu allumer le radiateur  ?

Puis, virulente, s’adressant à moi.

— Si vous n’aviez pas commis la bêtise d’aller chez le père Chaudière, nous serions là-bas et bien au chaud.

Ostensiblement elle tournait le dos à la solitude immaculée.

— Le robinet du cabinet de toilette est gelé. Si ça continue, nous n’aurons pas d’eau. Quel sale pays  !

Philippe a essayé de plaisanter.

— Songe à ce que ça doit être ailleurs, plus au nord.

Mais rien ne pouvait la dérider. Elle s’est plainte de douleurs abdominales qui ont complètement affolé le garçon.

— Veux-tu que j’aille chercher le docteur  ?

— Tu crois qu’il va se déranger avec ce temps  ?

— Pourquoi pas.

Quand il a été complètement équipé pour faire la route, elle a déclaré que ça allait mieux et a consenti à avaler un bol de café au lait avec quelques tartines. Je riais silencieusement de sa rouerie et de la naïveté de Philippe. Personne n’aurait cru qu’il avait tué une vieille femme et failli assassiner un vieillard. Il obéissait au moindre de ses caprices, la couvait de soins attentifs.

Vers deux heures de l’après-midi le facteur est apparu au bout de l’allée. Il portait un paquet sous le bras. Dernièrement ils avaient commandé une baignoire de bain gonflable.

Ils l’ont fait entrer dans la salle à manger.

— Quel fichu temps  !… Avec plaisir  !…

Philippe est venu faire chauffer du café.

J’ai voulu en avoir le cœur net.

— Voulez-vous que je le lui apporte  ?

Il a sursauté et s’est tourné vers la porte de la cuisine, heureusement fermée.

— Non  !

— Pourquoi  ?

Contrairement à ce que j’attendais il n’a pas essayé de biaiser.

— Je ne veux pas qu’il sache que nous sommes trois ici.

Brusquement, la peur m’a agrippée.

— Mais… pourquoi  ?

— Pour des tas de raisons.

J’avais peur de comprendre. Nerveusement, il fouillait le buffet, cherchant une petite bouteille d’eau-de-vie. Il a quitté la pièce sans plus d’explications. Une demi-heure plus tard, le facteur a repris sa route.

Sans attendre, je les ai rejoints dans la salle à manger.

— Pourquoi cachez-vous ma présence  ?

Fanny a retroussé ses lèvres dans une sorte de rictus.

— Dis-le-lui, Philippe.

— Nous ne savions pas jusqu’à quel point vous resteriez tranquille. Depuis votre fugue de Toulouse, nous sommes sur nos gardes.

— Et si j’avais tenté de fuir  ?

Philippe a détourné le regard, mais elle a terminé à sa place.

— Vous ne seriez pas allée bien loin et vous n’auriez plus jamais recommencé.

C’était net. S’il avait fallu, ils seraient allés jusqu’au bout, jusqu’à me tuer.

— Et vous avez changé d’avis  ?

— Du moment que vous vous tenez de façon normale.

J’ai essayé de plaisanter.

— Vous auriez tué la poule aux œufs d’or  ?

Fanny, entre ses dents serrées, a lâché  :

— Avouez que vous êtes mauvaise pondeuse. À ce rythme-là, nous en serons bientôt au régime de l’eau et du pain sec.

— Personne ne sait au village que je suis ici  ?

— Non, ma chère Édith.

Toujours elle qui répondait. Lui, il paraissait ne rien entendre.

— Eh bien, j’ai envie d’aller faire le tour des maisons pour signaler ma présence.

Ils n’ont même pas réagi. Ils savaient fort bien que je n’oserais pas. Mais la situation était bouffonne. Moi qui m’étais toujours efforcée de ne pas laisser soupçonner mon existence. Dans le fond je leur avais rendu un grand service, tout en croyant œuvrer pour mon propre compte. Mon expression amusée horripila Fanny.

— Vous ne croyez pas à nos menaces  ?

— Oh  ! si  !… Énormément  !

La neige tombait en tout petits flocons, mais il n’y avait plus de vent. De la fenêtre de la cuisine je regardais les traces du facteur qui disparaissaient rapidement. Je songeais à cette carte grise introuvable. À cause d’elle je ne pouvais profiter de ces circonstances exceptionnelles pour mon projet.

Le rire aigu de Fanny s’est élevé dans la pièce voisine. Il n’y avait pas un quart d’heure qu’elle m’avait annoncé qu’ils avaient songé à se débarrasser de moi, au début de notre séjour dans cette maison. Quelle fille était-elle  ? J’aurais pu me sentir en état de légitime défense, mais j’éprouvais une certaine tristesse. À mon tour je devais me défendre, tuer pour ne pas l’être. Chaque jour je m’étais durcie un peu plus jusqu’à me dépouiller de toute pitié et de tout sentimentalisme.

Il fallait que je vive. J’en avais le devoir absolu. Ce deuxième souffle m’aidait dans ma difficile entreprise. Mon plan était bien net et j’en connaissais le moindre détail. Il était d’une lucide férocité. Et les dernières déclarations du couple ne faisaient que me donner encore du courage.

— Pourquoi restez-vous dans l’ombre comme une araignée dans son coin  ?

Fanny se tenait sur le seuil de la cuisine.

— Je me plais dans cette pénombre.

D’un geste sec, elle éclaira. Du même coup le crépuscule devint nuit à l’extérieur.

— Encore de la soupe  ! s’exclama-t-elle. J’en ai suffisamment mangé midi et soir chez mes parents. Je ne peux plus la sentir.

Cette soupe que je mijotais chaque soir faisait partie de mon plan. Il fallait qu’elle soit épaisse et suffisamment odorante et épicée.

— Avec ce froid, c’est un plat excellent.

— Économique, surtout  ! fit-elle, acide.

Plus intuitive que Philippe, elle allait et venait dans la cuisine, avec des yeux soupçonneux. Peut-être humait-elle les effluves de mes intentions.

Tandis qu’elle me regardait, une idée me vint. Il était difficile d’aller vérifier si la carte grise se trouvait bien là où je l’imaginais.

— Il reste du lait  ?

— En poudre seulement.

Il fallait que je sorte. Avant de servir le repas.

— Je vais chercher du bois.

— Parce que vous estimez que ça chauffe mieux  ?

J’enfonçais dans la neige à peine durcie. Mais les couches inférieures étaient plus glacées. Rapidement j’ai fouillé la Dauphine. La carte grise se trouvait dans le vide-poches côté conducteur. Je l’ai glissée dans mon corsage et je suis revenue avec deux bûches.

Fanny avait quitté la cuisine. Heureusement. Il m’a fallu plusieurs minutes pour reprendre mon souffle. J’avais la carte grise. Je pouvais tout déclencher, mettre mon plan en action le soir même.

La neige continuait de tomber et la cuisine sentait bon la soupe paysanne aux nombreux légumes.

CHAPITRE XV

Un flacon de «  Largactil  » dans la soupe. J’ai arrêté l’ébullition et j’ai goûté. Un très léger arrière-goût pharmaceutique. J’ai poivré davantage. J’ignorais si la dose était mortelle, mais j’estimais qu’elle serait très efficace. J’ai ouvert le robinet pour vider le réservoir du toit.