À sept heures, j’ai apporté la soupière sur la table et Fanny a ricané :
— Attention à ton pantalon, Philippe !
Mais je tenais la soupière fermement dans mes deux mains. Philippe a soulevé le couvercle. Fanny a commencé par dire que deux louches lui suffisaient. Mais Philippe était intransigeant sur la nourriture.
— Encore, sinon je me fâche. Tu manges pour deux.
Comme je mangeais à la cuisine, ils ne se souciaient pas de moi. Pour la suite, ils se sont débrouillés avec du saucisson et des restes réchauffés de midi. Je m’efforçai de finir ce qu’il y avait dans mon assiette.
Pourtant, je n’ai pu résister. À huit heures, je suis allée voir. Fanny bâillait à se décrocher la mâchoire et Philippe avait un air vague.
— On dit que la neige donne envie de dormir, m’a-t-il dit d’une voix molle.
Ils se couchaient de bonne heure, les autres soirs. Dix minutes plus tard j’étais seule au rez-de-chaussée. C’est alors que j’ai commencé de travailler dur. Monter le radiateur au premier fut relativement facile, mais pour la bouteille ce fut plus pénible.
J’ai fourré toutes mes affaires dans ma valise. Elle était lourde, mais cinq kilomètres dans la neige avec ce poids à la main ne m’effrayaient pas.
Dans la remise j’ai gratté les numéros minéralogiques de la Dauphine. Ensuite j’ai fait sauter les trois plaques d’identification avec un tournevis et je les ai glissées dans ma poche. Il y en avait deux à l’intérieur du coffre et une autre sur le carter-cylindres. Je n’avais qu’à suivre les indications du manuel de la marque pour les retrouver.
Il me fallut ensuite vidanger une partie de l’essence. J’ai utilisé la pompe du moteur après avoir débranché le tuyau du carburateur. J’ai eu du mal à remplir un bidon. Du contenu, j’ai imbibé l’intérieur de la voiture. De nouveau j’ai pompé dans l’odeur entêtante du carburant. Mais il me fallait un autre bidon plein pour les escaliers.
Ma valise dans le chemin j’ai frappé à la porte de leur chambre. Au bout de trois essais je suis entrée chez eux. La clarté de la neige les inondait et, comme elle, ils étaient livides. Le radiateur a roulé sans bruit jusqu’auprès de leur lit. J’ai tourné légèrement la vanne et le gaz a commencé de fuser avec un bruit léger.
De mon bidon j’ai arrosé le plancher puis le corridor et enfin les escaliers. Jusqu’en bas. Je me suis demandé si la bouteille du réchaud de cuisine exploserait elle aussi. Elle était presque vide.
Dans la caisse à bois j’ai pris des journaux et j’en ai fait un tas au bas de l’escalier. J’y ai mis le feu et sans me retourner j’ai tiré la porte derrière moi.
L’incendie dut se propager rapidement car, aussitôt, j’ai entendu le ronflement.
Un autre journal en feu et dans une immense flamme la Dauphine et le local se sont embrasés. J’ai refermé la porte, là aussi.
Ma valise à la main j’ai couru vers la route. Il me fallait me hâter de dépasser le village par l’extérieur. J’arrivais à Saint-Cyprien quand l’explosion a secoué le pays. Presque en même temps j’ai entendu claquer quelques volets et les villageois s’interroger d’une fenêtre à l’autre.
Puis je me suis enfoncée dans la nuit et la neige. Je n’y voyais pas à trois mètres, mais je marchais le long de la route. Il était neuf heures trente. J’avais largement le temps d’arriver à Elne.
Je n’étais plus qu’à un kilomètre de cette ville quand j’ai aperçu les lueurs des phares. Je me suis approchée du fossé pour m’y cacher.
La voiture rouge est passée à petite vitesse. Ce n’est qu’un peu plus loin que le chauffeur a actionné son signal d’alerte. Il y avait plus d’une heure que la maison brûlait. Si on faisait venir les pompiers d’Elne avec leur remorque-citerne, c’était qu’on n’avait pas pu arrêter le sinistre.
Enfin j’ai pénétré dans la salle d’attente de la gare. Il n’y avait là que deux personnes, un homme et une femme. Ils ont bien fait attention à moi, mais je ne me faisais aucun souci.
Le train avait une vingtaine de minutes de retard. J’ai pris un billet pour Perpignan. Une fois dans cette ville un taxi m’a conduite à un hôtel central. Ma chambre, avec cabinet de toilette, était très agréable. Je me suis douchée avant de me coucher.
Au petit déjeuner je pus lire tous les détails sur ce « mystérieux incendie » dans le journal local. Comme je l’avais prévu, on s’étonnait que le feu eût pris un peu partout à la fois avec une telle rage. Quand les gens du village étaient arrivés sur les lieux, toute la maison était en flammes. L’explosion d’une bouteille à gaz avait détruit une partie du premier étage. Ce n’est que plus tard qu’on avait pu dégager les corps des deux victimes, M. et Mme Philippe Sauret. Dans le hangar accolé à la maison se trouvait la carcasse d’une Dauphine, sous les décombres calcinés. La maison appartenait à un certain M. Hugues, marchand de primeurs à Perpignan.
Quelques instants plus tard, je prenais un billet pour Toulouse. J’y suis arrivée au début de l’après-midi. J’ai pris un taxi et, à quatre heures environ, j’étais chez moi. Il ne neigeait plus, mais le jardin était enfoui sous un épais molleton.
Le lendemain il y avait dans la « Dépêche » de nombreux détails. On avait eu tant de mal à maîtriser l’incendie parce que les conduites d’eau du village avaient gelé. Il y avait des constatations étranges. On se demandait s’il ne s’agissait pas d’un suicide, les deux jeunes mariés ayant tenté de s’asphyxier. Le gaz avait pris feu, la bouteille aurait explosé. Mais pourquoi la voiture avait-elle brûlé en même temps ? Une enquête était ouverte.
Il y a quinze jours de cela. J’ai repris ma petite vie tranquille d’autrefois. Je sors beaucoup moins cependant. J’ai, en effet, bien des choses à faire. J’aime bien coudre et tricoter.
Les brassières que je confectionne sont aussi belles que celles que l’on peut acheter dans les magasins spécialisés.
Ma taille commence à s’alourdir et je songe à quitter Toulouse pour une autre ville où je ne serai pas connue. Je referai ma vie en compagnie du petit être qui doit naître fin juillet, si mes calculs sont exacts. Je me ferai passer pour une veuve récente, et on me plaindra beaucoup.
Mais jamais je ne parlerai de son père à mon enfant.