— Ma pauvre petite, vous voilà trempée ! Venez !
Elle me suivit dans le vaste living. Le chauffage central fonctionnait depuis deux semaines et il faisait bon.
— Donnez votre vêtement de pluie.
Fanny hésita puis accepta. Je le mis à sécher devant le radiateur.
— Asseyez-vous. Voulez-vous du thé ?
Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
— Longtemps que je ne vous ai vue !
Depuis le jour où je lui avais demandé de poser pour moi. Je peins et je modèle la glaise. Fanny allait poser de temps en temps aux Beaux-Arts et pour certaines photographies à la limite de la pornographie. Pourtant elle avait refusé, avec un petit sourire méprisant qui avait l’air de supposer de l’impureté dans mes intentions. Pourtant, je suis une femme normale. Je n’ai jamais été attirée sensuellement par la jeune fille. Allez faire comprendre des choses pareilles à un petit être buté et déjà blasé par la vie !
— Du lait ?
— Oui.
Elle buvait, les paupières baissées, son visage triangulaire légèrement incliné. Je n’étais même pas intriguée. Je pensais qu’elle avait eu à faire dans le quartier et que c’était le hasard qui l’avait conduite jusqu’à ce fauteuil.
— Je veux bien poser pour vous, dit-elle en me regardant soudain dans les yeux, avec une telle acuité que je me sentis bêtement rougir.
— Très bien, ai-je murmuré. Je vais terminer ce que je fais et…
— Non, tout de suite ! Et je veux rester chez vous tout le temps que cela durera.
Là, je fus agrippée solidement par la curiosité.
— Vous voulez dire manger et… coucher ?
Aussitôt, je me mordis les lèvres d’avoir séparé sans le vouloir ce dernier mot. La petite me regardait toujours avec une sorte d’agressivité.
— Tout ce que vous voudrez, dit-elle d’une voix sèche.
Je me suis levée pour m’approcher de la baie. Son regard s’accrochait à moi, j’avais l’impression d’être dépouillée de ma robe de chambre. Sa façon de me prêter des intentions que je n’avais pas me rendait ridicule, me donnait un terrible sentiment de culpabilité. D’un seul coup, je me mis à détester tous ces adultes qui avaient pu pervertir son jugement, écorcher à vif son innocence.
— Ma belle-mère déteste les étrangers, dis-je en me retournant. Il ne m’est pas possible de vous loger. Pour le repas de midi, peut-être… Et puis je ne suis pas une professionnelle et parfois la peinture et le modelage me lassent. Il y aura des jours où je n’aurai nullement besoin de vous.
Angoissée, je guettais ses réactions. Tout d’abord, elle parut surprise, déroutée, puis elle fit un effort pour recouvrer son cynisme.
— C’est tout ou rien.
Agacée, je fis un pas vers elle.
— Eh bien, n’en parlons plus ! Je me débrouille très bien avec mon mannequin articulé.
Elle haussa les épaules.
— Ne refusez pas alors que je m’offre spontanément.
Encore de ces phrases à double sens.
— Pourquoi faites-vous ça ? ai-je murmuré.
— Il faut que je me cache.
De la poche de son imperméable elle sortit un journal et me le tendit. Il était plié de telle façon que l’article me sauta immédiatement aux yeux.
— Lisez d’abord, me dit-elle comme je l’interrogeais des yeux.
Quand j’eus fini, elle me guettait comme un petit fauve méchant.
— C’est moi qui ai fait ça. Avec le garçon qui couche avec moi.
— Pour l’argent ?
— Bien sûr !
D’un rapide regard elle embrassa mon intérieur et fit une grimace.
— Vous ne comprenez pas, vous qui avez tout et même davantage.
— Ce que je ne comprends pas, c’est ce que vous me voulez.
Je déteste les faits divers criminels. Apprendre que cette gamine était mêlée à une sordide histoire de vol et d’agression me donnait la nausée. Je n’avais qu’une hâte : lui claquer ma porte aux talons.
— Il faut m’héberger pendant quelque temps, je ne sais pas où aller.
Il n’y avait aucun accent déchirant dans ses paroles. Elle était aussi froide que cette pluie qui piétinait mon jardin.
— Vous ne regrettez rien, n’est-ce pas ?
— Le vieux cochon voulait me violer dans ma cabine de douche.
— Vous l’avez aguiché, certainement ?
— Il a été puni.
Dans son esprit, ce n’était pas l’intention qui avait été punie, mais la vieillesse du père Chaudière. Moi qui n’ai que trente ans, j’étais certainement de la même race que le pauvre vieux, dans son esprit. Elle avait cru deviner un certain trouble chez moi et avait pensé en profiter. Du coup, la colère me prit.
— Vous allez partir immédiatement. Votre histoire me répugne profondément et je préfère que ma belle-mère ne vous trouve pas là quand elle se lèvera.
— Vous ne voulez pas de moi ?
Un rire bref me vint aux lèvres.
— Pour quoi faire ?
Cette fois elle fut complètement persuadée d’avoir commis une grossière erreur. Son visage se bouleversa en quelques secondes et j’eus devant moi une petite fille complètement perdue et affolée.
— Je vous en supplie ! fit-elle, la voix rendue rauque par les larmes. Ne me rejetez pas… Je ne sais que faire ni où aller… Jusqu’à demain seulement… Oui, demain les journaux donneront peut-être d’autres détails et je saurai si je suis recherchée.
La méfiance me figeait encore.
— Et si vous êtes recherchée, vous resterez combien de temps ?
— De toute façon, je partirai.
— Vous mentez !
Elle s’enfonça dans son fauteuil, ramena ses jambes sous elle. Elle portait un pull noir et une jupe de même couleur, très collante.
— Je partirai, dit-elle.
— Rejoindre ce garçon.
— Il m’a laissée tomber. Il a filé avec tout l’argent.
Cette fois, elle me fit pitié.
— Et puis, dit-elle, je crois que je suis enceinte.
C’était trop d’un coup pour ma méfiance. Elle avait failli m’avoir.
— Vous ne trouvez pas que vous exagérez ?
— Je vous le jure. Cela doit dater d’un mois et demi. Philippe ne le sait pas.
L’indignation s’emparait de moi :
— Et dans cet état vous avez consenti à cette complicité ? Vous n’avez pas un seul instant pensé à ce gosse…
Son regard m’arrêta avant que je verse dans le roman-feuilleton. Pourtant, j’étais sincèrement outrée par cette inconscience. Et elle ne comprenait pas.
J’ai eu une illumination.
— Cet argent, c’était pour vous en débarrasser ?
— Il paraît qu’avec cent mille francs on peut trouver une clinique.
— Et ce Philippe ne savait rien ?
— Je l’aurais mis au courant après.
Assise en face d’elle je réfléchissais. J’étais surtout agacée, flairant une défaite. Il m’était impossible de la garder éternellement. Mais au bout de quelques jours, comment lui faire comprendre qu’elle abusait de la situation ?
— Donnez-moi le temps d’y voir clair, murmura-t-elle comme si elle lisait en moi. Quand tout sera un peu tassé, je partirai. Peut-être Philippe reviendra-t-il, ce moment de panique passé.
J’attaquai là-dessus.
— Comment savez-vous qu’il vous a quittée ?
— Oui, je n’en suis pas certaine mais il a quitté sa chambre ce matin et n’a pas reparu. À trois heures et demie j’ai pensé à vous. Vous êtes la seule personne qui m’ait manifesté quelque amitié.