Aucune équivoque dans ces derniers mots. Elle avait compris. Du moins je le pensais.
Je l’avais rencontrée à plusieurs reprises et, une fois, l’avais invitée à manger chez moi. Nos dix ou douze rencontres s’échelonnaient sur douze mois. Je les avais espacées de moi-même quand j’avais deviné qu’elle me prêtait des intentions troubles.
Je cherchais comment justifier à mes propres yeux la présence de Fanny chez moi.
— Bien sûr, votre belle-mère…
— Non.
Mme Leblanc, la mère de mon défunt mari, n’avait rien à voir dans l’affaire. Elle me devait tout et était trop molle et trop geignarde pour m’empêcher de faire ce que je voulais. Je ne lui avais jamais caché les deux liaisons que j’avais eues après mon veuvage. La dernière s’était terminée un an plus tôt. Depuis la mort de Jacques, aucun homme ne pouvait m’attirer de façon durable.
Fanny se leva.
— Excusez-moi de vous avoir dérangée. J’étais tellement affolée. Ça va un peu mieux, maintenant.
Interloquée, je me dressai aussi.
— Où allez-vous ?
— À la police. Dans mon état, qu’est-ce que je risque ?
En un éclair, le sordide de ce qui l’attendait me transforma. Il m’était déjà difficile de la comprendre, moi ; qu’en serait-il pour les autres, encore plus indifférents ? C’est peut-être la vanité qui me poussa à la garder.
— Restez quelques jours. Ensuite, nous verrons.
Fanny me regarda longuement, comme pour jauger la solidité de mon consentement.
— Je vais aller chercher quelques affaires, dit-elle.
J’eus envie de faire la grimace. Elle allait s’installer complètement, en quelque sorte. Sous le prétexte d’aller voir ma belle-mère, je la quittai. Une fois seule, la vérité se présenta cruellement. Je me faisais sa complice en l’hébergeant. Cette idiote inconsciente s’en fichait bien, comme de l’enfant qu’elle portait.
Ma belle-mère dormait dans sa chambre. Elle avait de mauvaises nuits et récupérait dans la journée. Ses ronflements et le relent rance de sa respiration me rassurèrent.
Dans la Dauphine, Fanny est restée silencieuse jusqu’à ce que nous arrivions quai de Tounis. Elle m’a fait ranger le long du trottoir, en face du 44.
— Je vous accompagne ?
Elle se fit suppliante.
— Non. C’est si moche, là-haut.
Je n’ai pas insisté. Mais la petite garce m’a fait poireauter pendant une demi-heure. Puis elle a surgi de l’entrée avec une petite valise à la main.
— Il n’est pas revenu ?
Ma demande l’a fait sursauter.
— Non. Je ne trouvais pas mes mules.
— S’il était revenu, vous seriez restée ?
J’attendis sa réponse avant de mettre en marche.
— Oui, finit-elle par dire.
— Vous l’aimez ?
— Plus que tout.
C’était un petit point commun entre elle et moi. Il me donna moins l’impression d’être sa trisaïeule. Moi aussi, j’avais follement aimé Jacques.
Elle collait son nez à la vitre latérale et je ne voyais d’elle que sa longue chevelure noire et sa main gauche.
Je me faisais l’effet d’une ravisseuse. Cette gamine avait le don de rendre équivoque le moindre geste, la moindre intention.
— Nous rentrons directement ?
Comme elle ne répondait pas, je regardai sur la droite. Deux agents se promenaient avec leur gros capuchon ciré. Je rencontrai son regard. Il brillait encore plus dans son visage devenu livide.
— Oui, rentrons vite !
C’est dans la chambre rose du fond que je l’ai installée. Elle a regardé autour d’elle avec indifférence, mais son regard s’est appesanti sur le radiateur du chauffage central. Elle n’a pu résister et est allée s’appuyer contre.
— Faites ce que vous voudrez. Moi, je suis dans le living où je lis. Nous mangerons à huit heures, mais si vous avez faim avant…
— Non, merci. Il fait bon ici. La chambre était glacée, là-bas, quai de Tounis.
Ma belle-mère venait de se lever et sortait de la cuisine, un bol de café au lait fumant entre ses mains grassouillettes.
— Nous avons de la visite. Une jeune fille qui restera quelques jours ici.
Elle hocha la tête, s’installa près de la table à thé et commença de tremper des biscuits dans son bol. Son temps était occupé par les repas et ses séjours au lit. Ce n’était pas une mauvaise femme. Une ombre, seulement, qui, parfois, devenait ennuyeuse.
Vêtue d’un blue-jean et d’une marinière en toile, Fanny est venue nous rejoindre. Une fois les présentations faites, les deux femmes, la vieille et la jeune, se sont observées jusqu’à l’heure du repas.
Quand Fanny a été certaine de l’inoffensif caractère de Mme Leblanc, elle n’a plus prêté attention à elle. Juste au moment où ma belle-mère allait lui poser les questions banales sur le temps dont elle était spécialiste. Dépitée, elle en éprouva une sourde rancune. De cela, je l’aurais crue incapable.
Il y eut ensuite un autre incident. Je n’avais pas prévu la visite de Fanny, et le dîner du soir, divisé en trois, fut assez frugal, sinon pour moi et pour la jeune fille, du moins pour Mme Leblanc. Elle devint franchement hostile et je dus lui conseiller d’aller se coucher pour éviter une dispute.
Cette tension entre elles deux devait avoir par la suite des conséquences tragiques dont j’étais loin de me douter.
CHAPITRE II
Le lendemain, un soleil printanier succéda aux brouillards de la semaine précédente. En faisant mes courses dans le quartier, j’achetai plusieurs journaux.
Dans le living, Fanny chipotait une biscotte beurrée dans une tasse de café. En face d’elle, Hélène, ma femme de ménage, paraissait perplexe.
— Bonjour, madame, dit-elle d’un ton interrogateur.
— Bonjour, Hélène ; bonjour, Fanny, bien dormi ?
— ’jour, Edith ! Pas mal !
Mon prénom libéré par les lèvres rondes de la gamine devenait assez curieux. Hélène parut surprise par cette familiarité, et il me fallut quelque temps pour m’y habituer moi-même.
— Les journaux ?
Elle les prit, puis toisa Hélène. Celle-ci est à mon service depuis la mort de mon mari, voilà quatre ans, et c’est une brave femme. Elle fronça les sourcils, chercha silencieusement de l’aide de mon côté. Lâchement, j’ai détourné la tête et elle a quitté le living, furieuse.
Fanny paraissait fascinée par les articles consacrés à l’agression du père Chaudière. Pendant ce temps, je buvais une tasse de café, tout en l’observant. Ses lèvres se pinçaient, perdaient toute bonté. Son visage me devenait étranger, m’inquiétait même.
— Ils disent qu’ils pourront lui sauver certainement la vue, murmura-t-elle.
— C’est bon pour vous, ai-je dit. Le délit sera moins grave.
Rageusement, elle froissa le journal.
— Si Philippe avait frappé plus fort, il serait mort et n’aurait pu donner le moindre renseignement.
Elle me fit frissonner.
— Pourquoi êtes-vous si cruelle ? Il ne faut pas parler ainsi.
Fanny haussa les épaules.
— Je ne veux pas être prise. Je suis prête à n’importe quoi pour ça.
La veille, elle parlait de se livrer à la police. Comédie ou découragement ? Peut-être que la nuit passée sous mon toit paisible lui avait redonné le goût de la liberté.
— Vous pouvez user de la salle de bains à votre guise, dis-je.
— Merci.
Elle se pelotonna au fond du fauteuil. Par la suite, je devais découvrir qu’elle n’aimait pas se laver, qu’elle possédait un sortilège pour semer le désordre autour d’elle, transformer l’endroit où elle se trouvait de façon désagréable, à la limite du sordide.