— À l’heure des visites normales. J’ai fini par trouver la chambre qu’il occupe seul.
Fanny eut un rire irrésistible.
— Tu lui as parlé ?
— Bien sûr. J’ai dit que j’étais un interne.
— Il n’y avait pas de policier devant sa porte ?
— Non. Ils ont d’autres chats à fouetter. Il m’a dit qu’on espérait lui sauver un œil. Le droit, et qu’ensuite on lui ferait voir des photographies pour essayer de reconnaître ses agresseurs.
J’étais moi-même stupéfaite par le culot de ce garçon.
— J’espère qu’il se trompe. Parce qu’après les photographies classiques, ils le cuisineront pour obtenir de lui des détails. Les flics ont parlé de portrait robot.
Fanny fronça le sourcil.
— Tu y crois ?
— Et comment ! Tiens ! Pour toi, ils prendront les cheveux de Gréco, les yeux de Pascale Petit et la bouche de B.B. Ça sera à peu près toi.
Elle passa la main dans ses cheveux coupés court et déjà moins foncés.
— Oh ! ça ne fait rien ! continua-t-il d’un ton froid. Une fois en possession de ton signalement ils chercheront dans la ville. Les photographes d’art ont tes photos et même les Beaux-Arts. Facile !
Fanny mordillait sa main. Il y avait la trace rouge d’une brûlure.
— Ce sera pareil pour toi ?
— Évidemment. Mais à la condition que Chaudière puisse y voir. Il est trop bête pour imaginer dans sa tête que tu as les cheveux d’une telle et la bouche de telle autre. Il ne va certainement jamais au cinéma. Tant qu’il est aveugle, on a la paix.
— Tu retourneras à l’Hôtel-Dieu ?
Philippe vida sa tasse de café. Ils discutaient comme si je n’existais pas. Je me demandai si Mme Leblanc écoutait à la porte.
— Pas si fou ! Pour me faire repérer ? Toi, tu iras.
— Moi ?
Elle paraissait effrayée.
— Bien sûr. Chacun son tour.
— Je ne pourrai jamais.
— Il faudra bien. Nous devons surveiller le bonhomme jusqu’à sa sortie.
Fanny mit son visage entre ses mains.
— Ne me demande pas ça.
Philippe haussa les épaules.
— Tant pis. Je sais où il habite. Il est marié, mais sa femme est souvent soûle.
J’étais fascinée. Horrifiée, mais prodigieusement intéressée. Comme si j’assistais à un spectacle dans lequel je ne pouvais guère intervenir. Je songeais à ma vie si calme, si douce, de l’avant-veille. Ces deux jeunes êtres bouleversaient tout de leur cynisme incohérent. Ma révolte contre leurs agissements n’était pas constante. Par moments, la curiosité que j’éprouvais ressemblait fort à de la tendresse. Oui. Ils étaient beaucoup plus jeunes que moi. C’était peut-être pour cette raison.
Ce soir-là ils continuèrent de discuter du père Chaudière. C’était leur grande préoccupation. Pas un seul mot sur leur avenir, sur l’enfant que Fanny portait. Plus tard, oui, mais ce soir-là, ils faisaient le point. Et je sentais confusément se dégager de leurs propos une menace pour le vieux gérant des bains-douches. J’assistais à une condamnation à mort sans grande indignation.
— De toute façon, c’est presque un service à lui rendre. Il touchera une pension et ne travaillera plus.
Ils parlaient de l’éventualité où Chaudière resterait aveugle. Je l’appelais Chaudière, moi aussi, alors que j’avais lu son nom dans le journal. Quelque chose comme Rigal, je crois.
— Sinon, tant pis pour lui !
Fanny hocha la tête.
— N’importe quoi, mais je ne veux pas me retrouver devant lui. Je suis certaine qu’il me devinera, qu’il retrouvera mon odeur.
— Ne dis pas des idioties !
Puis il me regarda.
— La vieille femme est couchée ?
— C’est la deuxième fois que vous le demandez.
— C’est qu’elle n’a aucune raison, elle, de se montrer discrète.
J’ai pris une cigarette et l’ai allumée. Je voulais paraître désinvolte et mes mains tremblaient.
— Et moi ?
Il me regarda avec étonnement puis se tourna vers Fanny avec l’air de lui dire « elle n’a rien compris ».
— Vous êtes notre complice. Il sera difficile de prouver le contraire si nous sommes arrêtés. Nous vous chargerons le plus possible.
— Oseriez-vous aller jusqu’au bout de ces mensonges, de ces diffamations ?
— Oh ! oui ! Nous avons besoin de vous pour un bon bout de temps. Comme nous avons eu besoin de Chaudière. Mais lui, il nous a fallu nous en débarrasser ensuite.
Ironique, je lui demandai s’il attendait de m’avoir pressée comme un citron pour en faire autant. Il m’écouta avec attention comme si je lui donnais un conseil.
— Nous partirons un jour. Je ne sais quand, mais d’ici là, il faut que j’assure la sécurité de Fanny.
Tranquillement il lui sourit.
— À cause du gosse, mais nous aurons l’occasion d’en reparler.
Ce fut la seule allusion et j’étais assez indécise quant au sens à lui donner.
Philippe se leva et s’approcha du combiné radio. Il le mit en marche et prit une émission de jazz. Quand il eut réglé le récepteur, il sourit.
— Voilà des semaines que je ne l’ai entendue. Mon poste est au clou.
Il s’installa à côté et nous dit que nous pouvions aller nous coucher, qu’il resterait encore un peu. Fanny disparut la première. J’ai débarrassé la table et fait un peu de rangement. Je n’ai jamais aimé laisser une pièce en désordre.
Philippe me suivait du regard.
— Ça vous étonne, une femme qui fait le ménage ?
C’était nettement agressif.
— Oui. Ma mère est morte quand j’avais deux ans, et j’ai toujours vécu dans une sorte de capharnaüm dans lequel mon père se complaisait à longueur de cuite.
L’explication peut-être de son dégoût pour l’alcool.
— Je trouve ça agréable. Mais j’en serais incapable. C’est tellement inutile.
Je brûlais d’envie de continuer à lui poser des questions, mais la crainte de développer leur familiarité me retint.
— Évidemment dans ces conditions, dis-je, tout est inutile en effet. Même un homme comme Chaudière !
— Oh ! oui, surtout lui !
Finalement je suis allée me coucher. Je ne pouvais trouver le sommeil et je n’arrêtais pas de me retourner entre mes draps. J’ai fini par allumer ma lampe de chevet et par prendre un livre.
Il était minuit quand on frappa doucement à ma porte. Puis la poignée tourna. J’avais fermé à clé.
Je me suis levée d’un bond et j’ai enfilé ma robe de chambre avant de m’approcher du battant.
— Qui est-ce ?
— Moi.
Ma belle-mère. J’ouvris et elle entra en titubant, alla s’asseoir sur mon lit, s’affaler plutôt.
— Qu’y a-t-il ?
— Edith… Faites-les partir. J’ai peur et je ne puis trouver le sommeil. Dites-moi que vous allez les faire partir dès demain.
Malgré ses airs dolents mal imités, elle était réellement malade et avait le cœur fragile. Un an plus tôt, elle avait été gravement atteinte.
J’ai refermé la porte et je me suis appuyée contre. Ma belle-mère portait une robe de chambre en laine des Pyrénées qui la faisait paraître encore plus énorme.
— De quoi avez-vous peur ?
— D’eux. Je ne sais pas pourquoi ils sont ici, mais je suis certaine…
Elle m’irritait.
— Finissez vos phrases. Nous ne minaudons pas en ce moment.
— Eh bien, ils vous font chanter. Je ne sais pas pour quel motif, mais je le devine. Et si vous n’osez pas, c’est moi qui irai à la police.