— Qu’avez-vous à nous reprocher ? Nous mettons un peu de désordre, mais nous pouvons essayer de faire attention. Et puis nous partirons un jour. Peut-être nous regretterez-vous alors. Voulez-vous que j’aille parler à Hélène ?
— Inutile, elle s’en va de son plein gré.
En sortant de leur chambre il m’était difficile d’affronter cette femme qui m’avait servie avec gentillesse pendant quatre ans. Je suis allée prendre de l’argent pour essayer d’atténuer ma culpabilité.
Mais elle a posé les billets sur la table, n’a prélevé que le montant de sa semaine.
— C’est très bien ainsi, madame. Vous ne pouvez me les sacrifier. Vous avez certainement vos raisons. Mais comprenez-vous que je ne puis rester ?
— Oui. Je vous regretterai.
Quand ma belle-mère apprit qu’Hélène nous quittait, elle poussa une série de gémissements.
— Mais qui va la remplacer ?
— Personne pour le moment.
Elle leva les bras au ciel en signe de désespoir et je pris un certain plaisir au spectacle de son tourment. C’était la première fois que je l’observais avec beaucoup plus de cruauté que d’indifférence.
— Nous nous partagerons le travail. Vous aiderez Fanny à faire le ménage.
Ses yeux s’agrandirent. Elle porta sa main à son cœur.
— Mais… ma maladie…
— Oh ! il ne s’agit pas de cirer les planchers ou de laver les plafonds ! Une ou deux heures par jour seront suffisantes.
Elle aimait se lever tard.
— Cela vous fera du bien.
Seule, je m’en voulus. Voilà que je devenais comme eux, d’une méchanceté tranquille, comme si c’était un caractère inhérent à ma personnalité.
— Pourquoi ?
Anxieuse elle m’interrogeait avidement, me suivait à la cuisine.
— Qui sont ces deux jeunes gens, et pourquoi restent-ils ici ? C’est leur faute si Hélène s’en va, leur faute encore si notre tranquillité est compromise.
— La vôtre, surtout !
Mon ironie la troubla. En quatre années, c’était peut-être la première fois que je lui reprochais de se laisser vivre.
— Je ne pourrai peut-être pas rester, moi non plus, a-t-elle murmuré sans conviction.
— Mais si, il y a bien des choses auxquelles on s’habitue.
Mme Leblanc s’est laissée choir sur une chaise.
— Pour eux, vous me mettiez dehors ? Sans vous soucier de ce que pourraient dire les voisins, vos connaissances ?
— Je n’ai jamais dit cela, fis-je, agacée.
En moins d’une demi-heure, eux et elle me rappelaient l’existence de ces gens à l’affût autour de ma villa.
Simplement vêtue d’une robe de chambre, Fanny a pénétré dans la cuisine.
— On peut déjeuner ? Je vais emporter le plateau dans notre chambre.
J’ai remarqué que Mme Leblanc se tassait sur elle-même, se faisait toute petite comme pour passer inaperçue, mais Fanny l’a découverte.
— Tiens ! bonjour, grand-mère !
Tout en plaçant le café, le lait, les toasts, le beurre et la confiture sur le plateau, elle a continué de bavarder comme si nous avions le cœur à lui répondre.
— J’ai toujours rêvé d’avoir une grand-mère. Une bonne-maman gentille et dévouée. Qui me porterait le déjeuner au lit, par exemple. Ça ne vous plairait pas de porter le petit déjeuner au lit à de jeunes tourtereaux ?
Mme Leblanc a changé de couleur. Son visage. Mais ses yeux, à la teinte assez floue d’ordinaire, se sont rétrécis et un inquiétant point noir est apparu entre les paupières sans cils.
— Une bonne-mémé aux petits soins pour nous ! Ce doit être délicieux !
Fanny a emporté le plateau. L’attitude de Mme Leblanc m’a intriguée. Elle fixait droit devant elle, ne paraissait pas me voir.
— Avez-vous déjeuné ?
J’ai dû répéter ma question pour l’arracher à sa prostration.
— Edith ! Je ne sais pas comment je m’y prendrai, mais je nous sauverai.
D’un rire nerveux j’ai essayé de chasser l’effet curieux de ses paroles.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous verrez.
Puis elle a ouvert le placard derrière la porte et s’est mise à fouiller dans le fond.
— Que cherchez-vous ?
— Les journaux de la semaine. Et si je ne les trouve pas, j’irai moi-même au kiosque les chercher.
C’était surprenant. Elle ne mettait que rarement les pieds dehors à partir des premiers brouillards d’automne, et pour sortir de la villa dans le jardin il fallait qu’une foule de conditions soient réunies.
Après quoi, je suis allée m’habiller pour sortir. J’enfilais mon manteau quand Philippe est sorti de la chambre.
— Vous partez ?
— Faire les commissions.
— Attendez ! c’est moi qui les ferai désormais.
Je me suis dirigée vers la porte d’entrée.
— J’ai mes habitudes et je tiens à les conserver.
Philippe a secoué la tête avec un sourire aimable.
— Vous ne pouvez tout faire ici. Désormais, je m’occuperai des achats.
— Un autre jour. À tout à l’heure.
Tout en marchant dans la rue j’étais très fière d’avoir montré ma volonté. Mais ma voisine, une grosse femme mielleuse, fit semblant de ne pas me voir alors qu’elle rentrait sa poubelle. Du coup, ma joie s’envola, et j’eus l’impression que tout le quartier m’épiait.
Au retour je pris le journal. L’information était en première page : « Rebondissement dans l’affaire des bains de Saint-Cyprien ? » Le point d’interrogation me laissa perplexe. Il m’était difficile de m’arrêter en pleine rue pour lire la totalité de l’article.
Au lieu de rentrer dans la villa, je suis allée au garage. Rigal, c’est-à-dire le père Chaudière, allait mieux et son œil droit paraissait hors de danger. Il avait expliqué que la fille complice de son agresseur était venue plusieurs fois dans son établissement. Il était capable de la reconnaître sans hésitation.
À mon tour je pouvais leur faire peur. J’allais leur montrer l’article et assister à leur panique. Je me baissai pour prendre mes paniers et soudain je pensai à une chose. Dans la malle de la Dauphine se trouvait mon appareil photographique. Il me restait quelques clichés à prendre avant de terminer mon rouleau. J’enfouis l’appareil sous mes légumes sans savoir exactement ce que j’allais faire.
Le poste de radio hurlait dans le living et une buée épaisse s’échappait de la salle de bains. Fanny se trémoussait dans la baignoire. Philippe se rasait et Mme Leblanc avait disparu.
Je suis allée couper le poste. Puis dans un mouvement de colère j’ai arraché la fiche et l’ai brisée sous mon soulier, d’un coup sec.
— Facile à réparer ! m’a dit Philippe dans l’embrasure de la porte. Il faut casser le poste lui-même si vous voulez vraiment l’empêcher de marcher.
— Vous n’êtes pas obligé de le faire brailler !
— Pourquoi ne pas acheter un transistor qu’on peut emporter avec soi ? Je me demande aussi pourquoi vous n’avez pas la télévision.