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Assis dessus, le chef khmer nous attend. Il n’est accompagné que de quelques soldats, mais je devine que la jungle qui nous entoure grouille de paires d’yeux fixés sur nous. Je grimpe sur le rocher et il me fait signe de m’asseoir. Je m’accroupis. Deux officiers face à face, presque seuls au monde. C’est la première fois que je l’éprouve, mais combien de fois ensuite aurai-je le sentiment que l’issue d’un conflit, le dénouement d’un rapt d’otages, la sécurité d’un convoi humanitaire ou d’un corridor de réfugiés ne tient au final qu’à l’alchimie d’une rencontre entre deux êtres humains ? Par-delà les chefs d’État, de gouvernement, les états-majors, les diplomates, les conseillers en stratégie, en géopolitique, les milliers d’intermédiaires qui interagissent lors d’une négociation, un écheveau inextricable se démêle parfois par la magie de quelques mots entre deux hommes que tout sépare a priori mais qui se rencontrent et se comprennent.

Une discussion s’engage. Je l’écoute, puis je lui explique notre mission. Calmement, avec des mots simples. Le courant passe, je m’en rends compte à des détails imperceptibles qui échappent sans doute à ma conscience mais qui frappent de plein fouet mon cerveau reptilien. Nous convenons d’organiser une rencontre avec l’échelon supérieur : ses chefs et les miens. Je suis venu avec des moyens radio et j’ai évidemment tenu ma hiérarchie informée de la mission. Plus tard, les haut gradés de l’Autorité provisoire des Nations unies au Cambodge se posent en hélicoptère près d’un village de pêcheurs. Les colonels se congratulent, le contact avec les Khmers rouges est établi. J’ai une photo de moi prise sur le vif, à cet instant précis. J’ai l’air de franchement m’ennuyer. Les rencontres d’huiles de l’armée, les interminables palabres, je déteste ça. Je suis fier, bien sûr, et ravi d’avoir établi cette tête de pont entre l’APRONUC et les Khmers, mais j’ai déjà des fourmis dans les jambes à attendre que les généraux m’invitent à rejoindre mes hommes.

La suite est hélas moins heureuse. La mission de l’ONU dans son ensemble sera fortement contrariée par la mauvaise volonté de la faction khmère à désarmer ses troupes. En 1993, les KR, qui rejettent les élections prévues par les accords de Paris, reprennent les armes, mais leurs forces sont très affaiblies… Et ce n’est plus mon sujet.

5

Première rencontre avec la DGSE

Mont-de-Marsan, 1993. « Ça plane pour moi ! Ça plane pour moi ! Ça plane pour moi moi moi moi moi… » Le succès de Plastic Bertrand pourrait être diffusé dans l’avion militaire qui me reconduit vers la France. Je foule la terre natale enthousiasmé par mon succès cambodgien et, lors de mon retour au 6e RPIMA, le colonel Perrin, notre chef de corps, est heureux de retrouver ses troupes. Ses hommes se sont bien comportés, ils ont obtenu des résultats inespérés. Les VSL du 6 ont prouvé qu’il fallait compter avec eux… Ils sont fiers et ils le montrent. Le chef de corps a oublié que mon intention est de le quitter. Je suis déterminé. Les délices de l’Asie ne m’ont pas détourné du cap que je me suis fixé.

« Vous avez bien travaillé ! s’écrie-t-il chaleureusement.

— Je veux partir au 11 !

— C’est la première chose que vous m’avez dite lorsque vous êtes arrivé, mais vous avez le temps, ne soyez pas si pressé…

— Non, mon colonel. Je ne vois pas les choses de cette façon. Je veux partir au 11 le plus rapidement possible. »

Nuque raide, regard dur, Perrin se braque. « Nous en reparlerons plus tard », élude-t-il en me laissant comprendre que pour lui, « plus tard » signifie « jamais ».

Je ne suis pas contrarié, je suis furieux. Les trois semaines de congés qui nous sont accordées réussissent à peine à apaiser ma colère. Lors des retrouvailles avec mes hommes, je découvre que la compagnie est envoyée en centre d’entraînement commando à Givet, dans les Ardennes françaises. Rien de très excitant sur le fond, mais c’est une bonne chose pour la cohésion de la section.

Les sacs sont bouclés, les paras sont prêts à partir, lorsque nous recevons un appel de l’état-major du régiment. Un aspirant de l’École des troupes aéroportées (ETAP) de Pau a demandé à participer à un centre d’entraînement commando, il se porte volontaire pour effectuer la session qui commence avec nous. Le capitaine qui dirige notre unité donne son accord. L’aspirant de l’ETAP pourra prendre part aux exercices. Pour moi, c’est un curieux, une sorte d’énergumène mi-soldat, mi-touriste qui souhaite découvrir comment s’aguerrissent les soldats. Il risque d’en baver, car les épreuves qui nous attendent n’ont rien d’une promenade de santé. Parcours d’audace individuel et collectif, franchissement, escalade, mise en œuvre d’explosifs, combat au corps à corps, combat rapproché antichar : le but de la formation est d’acquérir certaines techniques spécifiques et de placer le stagiaire en situation d’alerte permanente et de fatigue physique. Je regrette la présence d’un élément extérieur, car l’aspirant risque de représenter rapidement un poids mort pour la section.

Le jeune homme arrive enfin. Il est reçu par le capitaine commandant d’unité, puis ce dernier m’appelle : « Jean-Marc, tu es le premier lieutenant de la compagnie, l’aspirant qui nous rejoint sera dans ta section. Il effectuera les exercices du centre d’entraînement commando à tes côtés. » La nouvelle ne m’enchante guère, mais pas question de protester. J’accueille le volontaire poliment, je lui présente mes hommes. Le programme est chargé : toggle rope — corde d’assaut et d’escalade héritée des commandos britanniques —, pont de fortune, passerelle, tyrolienne, gouttière…, je saurai très vite ce que notre invité surprise a dans le ventre. Je progresse sans intention malveillante, mais sans veiller non plus à ralentir l’allure pour lui laisser le temps de souffler.

La première fois que je me retourne, je découvre avec surprise que l’aspirant me suit comme mon ombre. J’accélère, il ne décroche pas. Le jeune homme a de réelles qualités physiques et il est en pleine possession de ses moyens. Pas mal, le type ! Je dois dire qu’il m’étonne, mais nous n’en sommes qu’au début du stage. Au fil des épreuves et des calories brûlées, les participants sont contraints de puiser dans leurs réserves. Ils gagnent en agilité mais perdent en lucidité, si bien qu’un pas de travers est vite arrivé. La pluie, le froid, les efforts accumulés n’y changent pourtant rien, l’aspirant est une véritable sangsue collée à mon dos. Les exercices de nuit, les combats, les assauts n’ont guère plus d’effet, je suis tombé sur un gars rustique et solide. Surpris mais ravi, je le félicite. Anima sana in corpore sano — « un esprit sain dans un corps sain ».

Non seulement notre invité est physiquement une belle machine qui ne craint pas de souffrir, mais il devient aussi petit à petit un bon camarade. Le centre d’entraînement commando dure un mois. Nous sympathisons et il s’enquiert de mes projets professionnels. Après l’adolescence, la corniche, l’ENSOA, l’EMIA, je me suis projeté vers le service Action. Ma réponse fuse, comme une chanson d’amour au 11 fredonnée à de nombreuses reprises, un pastiche de Paul Éluard que l’on se récite en secret et qui berce l’esprit.

11 — Sur mes cahiers d’écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable sur la neige J’écris ce chiffre