Ma demande suit son cours et arrive réglementairement sur le bureau du colonel… Exaspéré, Perrin ne daigne même pas me recevoir pour me demander des explications, ou même simplement me « remonter les bretelles »… De sa plume légère et aiguisée, il renseigne la partie qui lui est réservée et ma demande de mutation est envoyée à l’échelon supérieur, accompagnée d’un avis très défavorable. C’est plutôt mal parti, bien que tout à fait prévisible. L’officier RH me transmet les détails sans filtre : « Perrin pense que vous êtes un emm… Il vous a déjà dit “non”. Vous êtes un bon officier mais, selon lui, vous n’êtes pas fait pour les unités spéciales. »
Accompagnée du commentaire archinégatif de Perrin, ma demande de mutation part néanmoins dans le circuit administratif. J’ai peut-être pris un boomerang dans les gencives, mais Perrin reçoit un obus explosif sur le képi. « Jean-Marc, t’es accepté ! m’interpelle un autre lieutenant de la compagnie. Le chef est fou furieux. Il veut te voir tout de suite. Le capitaine t’attend, il vient de se faire secouer par le vieux et il est très heureux pour toi… Il te cherche partout, dépêche-toi. » Le SA a répondu à ma demande de mutation avec un avis favorable. Perrin est coincé. Je me mets en tenue et je tente d’effacer tant bien que mal le large sourire qui barre mon visage. Un mauvais quart d’heure à passer, puis… l’aventure !
Béret rouge vissé sur le crâne, en uniforme d’apparat, j’attends dans l’antichambre du bureau de Perrin. Même la secrétaire adopte un air méchant. Elle m’en veut d’avoir mis le chef dans cet état. Elle ouvre la porte du bureau et annonce : « Le lieutenant est là, mon colonel… » Il fait sortir son assistante, qui m’abandonne sur le seuil. « Présentez-vous ! » hurle le vieux colonel du fond de son bureau. Il fulmine, les murs tremblent. « Vous êtes indigne ! INDIGNE !!! » Il ne me met pas au repos, je reste au garde-à-vous. Le colonel n’attend aucune explication de ma part, il veut se défouler et j’en prends plein les oreilles. « Gadoullet, vous n’êtes pas fait pour la carrière militaire, vous n’êtes pas fait pour être un parachutiste, encore moins pour le service Action. Je les connais très bien, j’ai moi-même approché ce milieu et ces missions. Vous êtes loin du compte. Là-bas, vous allez vous casser les dents. Je vous vois d’ici revenir en rampant, pleurer pour être réintégré au 6e RPIMA. Ce jour-là, je serai là pour vous accueillir ! »
J’ai connu message d’adieu plus chaleureux, mais je n’ai pas l’intention de m’effondrer. Silencieux, toujours au garde-à-vous, je laisse Perrin tenter de m’humilier en vain. Le vieux colonel peste et vocifère pour faire mal, je vois ses lèvres se désarticuler mais je n’écoute déjà plus ses remarques vexatoires. Je pense à ce qui m’attend bientôt au SA. Je suis officiellement rayé de la liste des cadres du régiment, une autre vie commence.
Adieu Mont-de-Marsan, bonjour le service Action. Le rêve d’une courte vie. Je vais intégrer la grande maison des services secrets, m’engager pour ma patrie à ma façon… Espion, une carrière sûrement dangereuse, mais qui fait la part belle à l’audace et aux initiatives, celle dont j’ai toujours rêvé. Il est encore trop tôt pour que je puisse le savoir, mais deux lois gouvernent les missions des soldats d’élite que je m’apprête à rejoindre : la réalité dépasse toujours la fiction ; la raison d’État l’emporte sur tout le reste. À bon entendeur, salut !
DEUXIÈME PARTIE
Le 11e Choc
1
Service Action
Le service Action, pour moi le Saint des Saints. Une unité militaire secrète française placée sous le commandement opérationnel de la Direction des opérations (DO), au sein de la DGSE, l’équivalent français de la CIA. Le SA est chargé de la planification et de la mise en œuvre des opérations clandestines armées. En clair, contrairement aux opérations spéciales menées par des unités plus classiques, le SA conduit des actions qui ne sont pas revendiquées, ni revendicables par le gouvernement français.
Il est devenu courant de voir à la télévision des intervenants adoptant un air grave et utilisant des termes énigmatiques qui les assimilent immédiatement à des spécialistes de la chose : opérations « homo » (homicides) ou « arma » (sabotage, destruction de matériel), section Alpha (unité chargée des assassinats ciblés), HC (« honorable correspondant »), « boîte aux lettres morte », « officier traitant », « légendes », « couvertures » et « identités fictives » sont les mots de code de ce monde à part et inaccessible. La totalité des informations concernant cette unité sont classées secret-défense et, sauf exception, ni la présidence de la République ni le ministère de la Défense ne commentent ses opérations. Les agents du SA sont protégés par l’État et ses grands serviteurs. À ce niveau de risque il n’y a pas de querelles, ni de jalousies. L’agent du SA travaille souvent seul et s’expose lourdement car le meilleur moyen de ne pas être vu consiste souvent à se montrer et dès lors à s’exposer. Les soldats du SA sont donc prêts à mourir pour la patrie dans l’anonymat le plus complet. Ce code moral non écrit est légitime à ce niveau de responsabilité. L’agent prend des risques inconsidérés pour protéger un État qui le protège en retour… enfin, normalement !
L’éventail des missions est infini. Oui, réellement infini dans la mesure où le SA réalise ce que les unités de l’armée française ne peuvent pas réaliser, car elles n’en ont pas la capacité, le savoir-faire ou simplement le droit : reconnaissance clandestine, franchissement de lignes, pénétration de dispositifs, sabotage, destruction de matériel, libération d’otages, exfiltration de personnels — agents, personnalités, ex-otages, etc. — , mais aussi contre-terrorisme, neutralisation d’individus identifiés comme des « cibles internationales », guidage d’avions, protection de sites ou de personnalités, identification des risques, étude de situation. Voilà pour les actions les plus courantes. Le reste concerne tout ce qui n’est pas conventionnel et correspond à un besoin stratégique, souvent politique. Ce peut être une action d’ordre militaire ou alors une action de diplomatie clandestine parallèle se situant dans un cadre ou auprès de personnes tellement inaccessibles pour des fonctionnaires des Affaires étrangères qu’il est indispensable de faire appel à d’autres solutions…
Oui, la surprise est toujours au rendez-vous. Là où les règles internationales n’ont plus cours et où la morale ne s’aventure pas, il est souvent nécessaire, pour un grand pays comme la France, d’intervenir pour que le pire ne voie jamais le jour, pour que des massacres soient évités, pour que des horreurs n’adviennent jamais.
Malheureusement, pour toutes les missions réussies qui resteront à jamais lettre morte, des conflits éclatent malgré tous les efforts consentis, se transforment en crises ou en guerres et font des victimes. D’une certaine façon, ce sont des échecs. Certaines missions sont encore moins « avouables » vis-à-vis de l’opinion publique : conseil opérationnel à des dictatures, soutien à des rébellions, assassinat de terroristes et appui à des régimes amis politiquement sensibles.
Le SA est un service « sous-marin » qui croise en profondeur, dans les eaux troubles où la France n’est plus uniquement le pays des droits de l’homme, dans ces limbes où seule la raison d’État l’emporte. Les espions du 11 sont des combattants spécialisés. Ils livrent des guerres secrètes et souterraines et savent mieux que quiconque ce que signifie la formule selon laquelle « la France n’a pas d’amis, elle n’a que des intérêts ».