Face à la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale en 2013, Erard Corbin de Mangoux, directeur de la DGSE à l’époque, maintient une ligne de défense pleine de vertu : « La DGSE dispose d’une capacité d’action clandestine et d’entrave. Cette dernière vise à empêcher la survenance d’un événement non désiré par tout moyen, y compris militaire. Le service est soucieux du respect de la légalité, et je m’attriste des allégations de la presse lorsqu’elle nous qualifie de “barbouzes”. Nous sommes des agents de l’État agissant sous les ordres de l’autorité politique pour la défense des intérêts de la République[3]. »
Cette version officielle, parfaitement calibrée pour satisfaire les responsables politiques, amuse certains vétérans du service. Et pourtant il n’y a rien de plus exact. Oui, le SA est toujours en dehors des cadres normaux, voire légaux. Les combattants du 11 agissent dans la clandestinité non pas par plaisir mais pour retrouver et neutraliser ceux qui travaillent laborieusement, en sous-main, dans le plus grand secret, en usant de la plus intelligente des mauvaises fois pour détruire les cadres qui régissent nos démocraties, nos républiques, nos cultures… Pour combattre un terroriste, il faut être soi-même un terroriste, mais un terroriste au service de la Nation. Alors, oui, on peut être profondément respectueux de la légalité et devoir en sortir pour trouver ses ennemis et ainsi mieux défendre le droit.
Les combattants spécialisés du 11 agissent non seulement dans la clandestinité mais fréquemment dans des conditions dangereuses, au péril de leur vie. Ils ont des savoir-faire de commandos, de forces spéciales, et aussi de terroristes, de guérilleros. Ils savent se fondre dans un milieu, se transformer, se camoufler, s’adapter. Ils savent se défendre à mains nues, connaissent toutes les armes existantes, peuvent saboter et détruire par des moyens de fortune. Il n’y a pas de cadre rigide de formation car il n’y a pas de cadre rigide d’emploi. Le combattant spécialisé s’adapte à un ennemi en perpétuelle évolution, en perpétuelle transformation, en perpétuelle adaptation.
« Qui ose gagne », c’est la devise du service Action. « Qui ose gagne », la promesse s’est réalisée. Ma prise d’initiative et ma persévérance m’ouvrent les portes du SA. Je suis invité à prendre la direction du Sud, précisément du centre parachutiste d’instruction spécialisée de Perpignan, le 11e Choc. Le cadre est solennel, une ancienne citadelle austère au pied des montagnes catalanes.
À l’intérieur du CPIS, une concentration d’agents, presque invisibles, assez nombreux pour impressionner un quidam, mais loin de satisfaire les besoins d’effectifs nécessaires aux combats secrets que nous livrons sans cesse. Dans les collines autour de la citadelle, de la ville, sur des milliers d’hectares, notre terrain d’entraînement. La formation est extrêmement exigeante. « Pour travailler la rusticité, nous apprenons aux gens à dormir pour se reconditionner en toute circonstance et dans tous les milieux, mais en étant complètement camouflés, explique sur France 2[4], après la mort de l’agent Denis Allex en 2013, le lieutenant-colonel Gilles Maréchal, ancien chef des opérations du SA. Aujourd’hui, il fait très froid, mais ce n’est pas parce qu’il fait froid que nous allons rester à l’intérieur. Vous avez peut-être des gens qui sont en train de s’entraîner, quelque part dans la nature, on ne sait pas où, et qui vont dormir là ce soir, même s’il neige ou même s’il pleut. » Objectif ? Savoir se rendre invisible sur tous les terrains. Dans la montagne, dans la forêt, mais aussi dans le désert, dans la jungle ou dans l’eau. L’enjeu ultime de la formation vise à permettre aux agents d’opérer et de survivre dans la clandestinité, sous une fausse identité.
« Quand nous les recrutons, les batteries de tests sont assez importantes, détaille Gilles Maréchal. Si vous voulez faire ressortir les qualités ou le caractère de quelqu’un, déjà vous le placez en situation de fatigue extrême. Vous l’empêchez de dormir pendant trois jours, vous le sollicitez, et au bout de trois jours, vous verrez s’il craque ou pas. Vous n’avez pas besoin d’aller très loin, vous n’avez pas besoin d’utiliser d’artifices pour attaquer le physique. Nous ce qui nous intéresse c’est la force mentale. » La mission des recruteurs est de débusquer des profils hors du commun pour des opérations hautement sensibles. Les quarante-huit heures de tests que j’ai effectués boulevard Mortier, au siège de la DGSE, avaient précisément cette ambition. Éprouver mon tempérament, mes ressorts psychologiques. Pousser ma personnalité jusque dans ses plus étroits retranchements.
Collecte d’information, exfiltration d’otages, élimination d’individus jugés dangereux, les missions restent toujours inconnues du grand public… sauf lorsqu’elles tournent mal. C’est le cas en Somalie, le 11 janvier 2013, lors de l’opération pour libérer l’un des nôtres, Denis Allex. Depuis Ouvéa[5], jamais la DGSE n’avait payé si lourdement le prix du sang lors d’un assaut. Denis a été capturé le 14 juillet 2009 à Mogadiscio, en pleine ville. Après plusieurs années d’incertitude, de préparation d’une hypothétique mission de libération, la décision tombe enfin : François Hollande autorise le SA à conduire un raid en Somalie pour libérer son agent, retenu par le groupe islamiste des Shebab.
Je mesure à quel point cette décision est difficile à prendre pour un président de la République. Sauver Denis, c’est ce que tout le monde souhaite, bien sûr, mais pour cela il faut prendre le risque de mettre en jeu un détachement complet. Outre les vies humaines, il faut aussi peser l’impact potentiel sur la capacité opérationnelle de l’unité. Vingt morts au 11, ce serait un trou terrible dans les effectifs. Le nombre précis d’équipiers du CPIS est confidentiel, mais je peux dire que nous ne sommes pas nombreux. Pour le chef de l’État, qui doit raisonner froidement, cela représente également un paramètre à prendre en compte.
L’assaut, millimétré, est préparé et répété pendant des mois. Les renseignements qui parviennent de la zone sont passés au peigne fin, les cartes satellite disséquées dans leurs moindres détails. Les équipiers retenus savent qu’ils se retrouveront seuls en territoire hostile, encerclés par l’armée des Shebab. Un tel raid, seul le SA est capable de l’effectuer. La Légion, les commandos de marine et même les forces spéciales ne sont pas structurés pour ça. Les forces spéciales interviennent en force, elles ne seraient jamais allées aussi loin que le SA, formé pour l’approche furtive.
Enfin, de bonnes conditions se présentent : une nuit noire, sans lune, des coefficients de marée permettant de s’approcher au plus près des côtes sans se faire remarquer. L’opération est menée dans la nuit du 11 au 12 janvier 2013 près du village de Bulomarer. Hélas, malgré la préparation minutieuse, elle se conclut par la mort de l’otage et de deux agents du SA. Les miliciens somaliens essuient de lourdes pertes — plus de soixante-dix hommes —, mais ils submergent le commando par leur nombre. Les autres membres du détachement français sont sauvés avec l’appui aérien des hélicoptères.
Lourd, le bilan de l’intervention l’est plus encore qu’on ne le pense selon Vincent Nouzille[6] : « Contrairement à la version officielle, plusieurs dizaines de civils sont également décédés durant le raid, victimes d’un “nettoyage” nocturne effectué par les commandos français, pour préserver l’effet de surprise, sur la dizaine de kilomètres les menant à la maison où était détenu l’otage. » Les propos du journaliste sont rapidement jugés crédibles, car il est courant de penser qu’il n’y a pas d’opération de cette nature sans victimes collatérales. Mais le supposer n’en fait pas une vérité.
3
« Audition du préfet Erard Corbin de Mangoux », 20 février 2013, Assemblee-nationale.fr.
5
L’assaut de la grotte d’Ouvéa en Nouvelle-Calédonie, en 1988, contre des indépendantistes kanaks, à la suite de la mort de quatre gendarmes et la prise en otages de seize autres. Une intervention qui a provoqué la mort de deux membres du 11e Choc et de dix-neuf rebelles.
6
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