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Le SA fait la guerre et la guerre fabrique des veuves et des orphelins, y compris dans les rangs du SA. Notre réputation d’extrême compétence conduit certains à nous imaginer comme des chirurgiens, capables d’établir un périmètre stérile autour de la zone d’intervention. La vérité est plus complexe à entendre. Nous sommes des combattants. Depuis la nuit des temps l’armée travaille au sabre, et le sabre évolue sans cesse. Le cœur des Shebab a été profondément humilié par l’assaut du SA venant montrer à son équipier otage qu’il n’avait jamais été ni oublié ni abandonné. Les soldats de l’obscurantisme, pourtant lourdement armés, ont chèrement payé la captivité de Denis. Leur doctrine d’un autre temps, parfaitement connue des combattants du 11, ne leur a pas permis d’éviter l’assaut des agents de Perpignan, venus se jeter dans la gueule du loup, à un contre dix, pour récupérer leur camarade après avoir déjoué les stratagèmes de communautés complices et acquises aux dogmatiques… Il n’est nul combat que le 11 livre avec plaisir. Il n’est nul combat agréable, mais pour que les Français puissent vivre leur démocratie, pour que l’intégrisme perde son combat et que des auteurs puissent trouver à redire sur de telles opérations, il faut que ces actions aient lieu !

Historiquement, le SA a d’abord été le bras armé du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), un outil de renseignement français. Largement mis à contribution en Algérie et en Françafrique, les paras du SDECE avaient pour mission de suppléer aux moyens classiques des armées en conduisant des opérations dites « non conventionnelles ». Le SDECE envoyait des commandos dans les zones frontalières infiltrer des réseaux, couper les voies de communication, mener des missions « arma » et « homo ». Aujourd’hui plus que jamais, le SA transcende la notion de guerre traditionnelle.

Je l’ignore alors, mais j’intègre un régiment qui figurera de plus en plus souvent aux avant-postes, dont le rôle dans les conflits modernes va devenir prépondérant. Le monde a en effet beaucoup changé depuis que j’ai fait mes classes à la corniche. La guerre froide a cédé la place à une multitude de points chauds où la France identifie de nouveaux adversaires — Al-Qaïda, AQMI, Daech — et de nouveaux réseaux — trafics d’armes, de drogues, d’êtres humains — dangereux pour sa sécurité. La plupart de ces ennemis prennent des formes qui n’avaient pas été prévues : katiba (unité de combattants) islamiste, groupuscule djihadiste, terrorisme de masse et attentats-suicides sur le sol français, comme à Paris et en Seine-Saint-Denis en novembre 2015. Le cadre conventionnel de la guerre — deux armées face à face — semble un lointain souvenir, même les conflits du XXe siècle paraissent soudain terriblement datés. Alors que l’affrontement devient asymétrique, entre d’un côté les forces d’un État et de l’autre un ennemi fuyant, invisible, parfois mêlé à la population, le service Action et les commandos des forces spéciales se montrent les unités les plus efficaces car complémentaires.

Cibler avec précision un adversaire, c’est l’une des forces du SA. Un adversaire en général, et même un individu en particulier. J’aborde ici l’aspect le plus secret : les opérations « homo », c’est-à-dire les assassinats. Officiellement, elles n’existent pas. Mais les espions disposent bel et bien du permis de tuer. « Tous les présidents, chacun à sa manière, ont recouru à ce type d’action, même s’ils s’en sont défendus », assure Vincent Nouzille dans son livre, spécifiquement consacré à ces opérations[7]. L’auteur est visiblement bien renseigné. « La France dispose de tueurs qui peuvent être mobilisés à tout moment pour ces missions. Des équipes spécialisées du SA s’y entraînent en permanence. Une cellule ultrasecrète baptisée Alpha a même été créée au milieu des années 1980 pour mener des opérations “homo” dans la plus parfaite clandestinité », poursuit-il.

De fait, certaines missions consistent à appliquer la loi du talion. C’est un principe intangible, commun à tous les services secrets. Claude Silberzahn, directeur de la DGSE de 1989 à 1993, l’a également reconnu[8] : « Le droit de mort des services spéciaux existe bel et bien. […] C’est un élément de stabilité dans le monde que ce droit suspendu au-dessus des têtes de certains “tueurs”, et notamment de celles des terroristes. Il est important de faire planer cette éventualité, même si la pratique n’est pas quotidienne. » Après la mort de Denis Allex, des instructions sont ainsi données aux services français pour pister le chef des Shebab, Mokhtar Ali Zubeyr, ainsi que tous ceux qui ont joué un rôle direct et indirect dans la détention de l’agent français. Que ceci soit écrit…

Plus qu’aucune autre, le service Action est l’unité du président de la République. Une unité secrète, mais aussi politique et diplomatique. François Mitterrand, refroidi par le scandale du sabotage du Rainbow Warrior en 1985, le navire de Greenpeace, a tenu le SA à distance, mais la mise à l’écart n’a duré qu’un temps. Aujourd’hui, François Hollande, lecteur assidu des rapports de la DGSE alors qu’il était jeune chargé de mission sous Mitterrand, apprécie particulièrement les opérations du SA. Le président de la République ne partage sa liste de cibles qu’avec quelques proches triés sur le volet, trois personnes principalement, capables de guider ses décisions ou de garder le silence : son chef d’état-major particulier, l’amiral Bernard Rogel[9], le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, et le directeur de la DGSE, Bernard Bajolet.

À la corniche, déjà, la rivalité était féroce entre les aspirants au SA et ceux qui rêvaient des forces spéciales. La guerre entre services existe encore aujourd’hui, elle s’est même accentuée au regard de la place de premier plan que ces deux unités ont été conduites à prendre. Je considère que le SA doit défendre vigoureusement son expertise et ses prérogatives. Sous la direction du Commandement des opérations spéciales (COS), des commandos d’élite se sont habitués à des opérations « chirurgicales », souvent en marge de conflits déclarés. La répartition des rôles entre la DGSE, théoriquement chargée des missions clandestines, et les forces spéciales, responsables des opérations plus visibles, n’est plus toujours très nette. En 2014, un rapport du Sénat a même suggéré de réunir tous les commandos sous la responsabilité du COS, ce qui impliquerait qu’une partie des agents du service Action rejoignent les trois mille membres actuels des forces spéciales. Je suis convaincu qu’il s’agit d’une erreur. Contrairement à ce que laisse croire une apparente ressemblance savamment entretenue, le SA et les forces spéciales sont très différents, ne serait-ce que par leur zone d’intervention. Ensuite, réduire l’action du SA aux seules opérations armées, assimilables par des non-spécialistes à des actions de forces spéciales, consiste à passer sous silence toute la partie diplomatique. Les combattants du 11 sont tellement nécessaires que chacune de leurs dissolutions a été inexorablement suivie d’une recréation. La problématique est plus de savoir comment utiliser le 11 que de s’interroger sur son utilité ou prétendue similitude avec telle ou telle autre grande unité.

Le 11 est régulièrement attaqué par des opportunistes, jouant sur la fibre financière des décideurs politiques et pressés de prouver qu’ils sont capables de « faire mieux avec moins ». Ces gens, qu’ils aient eu à servir brièvement dans nos rangs ou non, sont des personnages dangereux et des criminels. Le 11 a perdu trop de temps à supporter les réformes des uns et des autres pour finalement toujours revenir au point de départ. N’en déplaise, le 11 n’est pas un régiment mais une unité de combattants spécialisés qui sont les corsaires du président de la République. L’ennemi pour les deux ou trois générations à venir est parfaitement identifié. Il est obscur, sournois et utilise nos lois pour nous endormir ou pour forcer nos démocraties à accepter leurs éléments précurseurs. La bataille d’aujourd’hui et de demain se joue sur fond culturel et plus particulièrement religieux. Les intégrismes se développent avec l’insécurité, la pauvreté, le chômage, la précarité, le doute et la défiance au sujet de l’état de droit instauré. Le monde est en proie à ces maux qui sont le terreau de la corruption intellectuelle des peuples et de l’obscurantisme qui s’ensuit. Le devoir de la France est de lutter contre ce fléau partout où il se manifeste, y compris sur le sol européen si besoin est. La DGSE est la division la mieux organisée dans ce sens, elle est dotée des personnes et des moyens techniques qui lui permettent de voir, de savoir et de décider d’intervenir au plus tôt. Son expérience déjà ancienne est la pierre angulaire de ce combat, de cette guerre. Le 11 est son outil pointu et secret qui participe chaque jour à réduire le nombre des chefs terroristes enclins à envoyer des innocents au sacrifice ultime.

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8

Dans Au cœur du secret, avec Jean Guisnel, Fayard, 1995.

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9

Il a succédé en août 2016 au général Benoît Puga, réputé très proche du président, après avoir débuté au même poste en 2010 sous Nicolas Sarkozy.