Выбрать главу

« La curiosité est un vilain défaut », assure la sagesse populaire. Au CPIS, nous avons conceptualisé le dicton sous la forme d’un sigle : le BEC (besoin d’en connaître) qui décrit une restriction de l’accès à une information considérée comme sensible. Concrètement, même si un gradé possède les habilitations officielles nécessaires, l’accès à l’information ne lui est attribué que lorsqu’il a le besoin spécifique de la connaître. La bataille de Normandie en juin 1944 est l’exemple type d’une restriction au BEC. Pour éviter les fuites et garantir l’effet de surprise, parmi les dizaines de milliers de soldats mobilisés pour l’organisation du débarquement, seule une petite poignée d’entre eux avait connaissance de l’ensemble de l’opération. Et ceux-là ont distribué au reste du personnel militaire uniquement les informations dont ils avaient besoin pour réaliser la mission.

Le besoin d’en connaître, première mesure de sécurité que les nouveaux venus découvrent, constitue l’une des clés de voûte de notre formation. Il ne s’agit ni d’un culte du secret ni de paranoïa. Mais si un équipier est fait prisonnier ou enlevé, l’ennemi tentera de lui extorquer des renseignements, éventuellement en le droguant ou en le torturant. Ainsi, celui qui ne sait rien ne sera jamais en situation de mettre en danger le succès d’une mission ou la vie de ses équipiers. Il ne livrera pas le nom de famille de son partenaire puisqu’il ignore tout de son identité.

C’est la règle d’or : le BEC segmente les données auxquelles nous avons accès et respecter ce cloisonnement est vital. Chaque équipier a ses propres objectifs, il se concentre dessus. Je respecte strictement l’étanchéité de l’information, dont l’utilité est manifeste. C’est vrai, avec le temps j’arrive de plus en plus à comprendre ce qui occupe les collègues que je côtoie — c’est presque une déformation professionnelle que d’essayer —, mais le système évite au moins que je ne dispose de trop de détails. Bien sûr des amitiés se nouent au gré des affinités. Les équipiers ne sont pas des moines qui regagnent leurs cellules chaque soir dans la citadelle, ils se retrouvent pour dîner ou passer du temps ensemble le week-end. Pour éviter les fuites involontaires, nous nous abstenons alors de parler des missions en cours.

De fait, je le constate très vite, les exigences d’une vie d’espion sont difficilement compatibles avec celles d’un parfait père de famille. Les épouses, les maris — il y a quelques espionnes parmi nous, j’y reviendrai — et les proches ignorent sur quoi nous travaillons. Lorsque nous partons en mission, ils ne savent jamais où, ni pour combien de temps. Je mesure à quel point la situation est difficile à supporter pour ma femme et mes deux filles : accepter l’absence récurrente et, plus que l’absence, l’incertitude, le danger inhérent à chaque opération. Pas de courrier, pas de téléphone, pas d’Internet, tous les contacts sont coupés.

Notre raisonnement est extrêmement basique : nous avons quitté la France avec de vrais-faux papiers, chacun de nous est devenu quelqu’un d’autre, nous n’avons donc aucune raison de contacter une famille… qui n’est plus la nôtre. Cette logique, bien sûr, échappe à ceux qui nous aiment. Parce qu’ils ne disposent d’aucune information, leur imagination fonctionne à plein régime. Ne rien savoir est alors pire que de connaître précisément les risques que nous encourons. Je sais que j’ai fait faire des cheveux blancs à mon épouse. Pas question pourtant de déroger à la règle. Je ne me le suis jamais permis. Parfois, à la télévision, les proches entendent parler d’un coup d’État, d’un attentat, d’une explosion, ils se demandent si nous y avons joué un rôle. Sommes-nous sur place, infiltrés dans un réseau, camouflés quelque part ? À mon retour, il est arrivé plusieurs fois que ma femme mette dans le mille…

La seule chose que les proches parviennent à savoir avec certitude pendant la durée d’une mission, c’est si nous sommes toujours en vie, en bonne santé. Une cellule opérationnelle, directement reliée à l’administration centrale du CPIS, est chargée de maintenir le contact avec nos familles. Les membres de ce dispositif figurent parmi les personnes qui disposent du volume d’information le plus élevé sur une opération en cours. Ils n’ont pas la vision d’ensemble ni tous les détails, mais ils peuvent dire précisément quel équipier se trouve à quel endroit et à quel moment.

La DGSE compte entre quatre cents et cinq cents agents déployés sur la planète. Officier traitant (OT), c’est le cœur du métier de renseignement, celui où l’on se crée une identité fictive. Certains vivent des années sous couverture clandestine. La littérature, le cinéma, les séries télé récemment ont alimenté tous les fantasmes à propos de la vie d’espion. J’aime particulièrement cette scène, tirée de Notre agent à La Havane[10], le livre de Graham Greene. Joe Wormold, un vendeur d’aspirateurs anglais, vit à La Havane avec sa fille Milly à la fin des années 1950, en pleine guerre froide. Wormold va faire la rencontre d’un agent des services secrets anglais, M. Hawthorne, qui lui propose de servir son pays en devenant agent secret. Leur prise de contact retranscrit bien l’esprit un peu paranoïaque des espions et la façon rocambolesque dont un OT est parfois amené à tamponner une source, c’est-à-dire recruter une personne susceptible de détenir des informations confidentielles.

De nouveau, l’explication qui apparut à Wormold comme la plus plausible fut que l’inconnu était un inspecteur excentrique envoyé par le siège social. Mais il atteignit vraiment les limites de l’excentricité lorsqu’il ajouta à voix basse :

— Allez aux toilettes des messieurs. Je vous rejoins.

— Les toilettes ? Pour quoi faire ?

— Pour me montrer le chemin.

Dans un monde dément, il semble toujours plus simple d’obéir. Wormold précéda l’inconnu vers la porte de derrière, le long d’un court corridor, et lui montra les toilettes :

— C’est là.

— Après vous, mon vieux.

— Mais je n’ai pas besoin d’y aller.

— Ne faites pas d’histoire, dit l’inconnu.

Il posa la main sur l’épaule de Wormold et le poussa à l’intérieur. Il y avait deux lavabos, une chaise au dossier démoli, les cabinets et les urinoirs habituels.

— Posez-vous là, mon vieux, dit l’inconnu, je vais ouvrir le robinet.

Mais lorsque l’eau se mit à couler, il ne fit pas un geste pour se laver.

— Ça a l’air plus naturel, expliqua-t-il (« naturel » semblait être son épithète favorite), si quelqu’un entre sans s’annoncer. Et naturellement, ça brouille les micros.

— Les micros ?

— Oui, vous avez raison de vous étonner. Tout à fait raison. Il est plus que probable qu’il n’y a pas de micro dans un endroit comme celui-ci. Mais c’est un bon exercice, et c’est cela qui compte. Vous verrez par vous-même que ça sert toujours de s’être exercé. Une veine qu’ils n’aient ni tampons ni soupapes à La Havane. On peut laisser l’eau couler, tranquillement.

Une préparation de mission, cela commence nécessairement par un passage au Bureau des légendes. Il s’agit d’un service spécifique à la DGSE, le cœur du réacteur en quelque sorte. Le SA possède le sien propre, car le combattant spécialisé a plusieurs cordes à son arc. Les spécialistes du Bureau des légendes vont accompagner chaque équipier dans la constitution de sa vie fictive sur mesure — sa couverture, son « assurance vie ». Le Bureau forme et pilote ainsi à distance les agents les plus importants du renseignement français, les clandestins envoyés en immersion dans des pays hostiles, qui évoluent sur place avec une identité fabriquée de toutes pièces : vrais-faux papiers, vrai-faux métier, vraie-fausse vie, vrai-faux passé. Le souci du détail est poussé à l’extrême. Le Bureau leur crée des sociétés fictives qui les emploient pour rendre la légende crédible. Il développe également un faux track record sur Internet, c’est-à-dire un passé virtuel. Objectif ? Si un contact curieux les googlise, il faut qu’il puisse retrouver leurs traces sur le Web.

вернуться

10

Édition originale (Londres), 1958 ; Robert Laffont, 1962 ; 10/18, 2001.