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Imaginer et créer une identité fictive pour la Boîte — lorsque nous souhaitons désigner la DGSE sans la nommer, nous l’appelons aussi la Centrale ou le Service — est une chose ; maîtriser parfaitement tous les paramètres de cette identité fantôme pour un équipier, être capable de les restituer sans se trahir en situation de stress en est une autre. Ne pas hésiter, ne pas faire fourcher sa langue, ne pas trahir un mensonge par le simple mouvement de ses yeux… J’apprends en effet les rudiments du fonctionnement du cerveau humain et la réaction des deux hémisphères : nous utilisons le gauche lorsque nous voulons inventer quelque chose et le droit lorsque nous faisons appel à notre mémoire ; en caricaturant, on pourrait dire que le cerveau gauche nous sert à mentir et le cerveau droit à dire la vérité.

Plaçons-nous en situation d’interrogatoire. Quelle était la couleur de mon calot à la corniche ? Je dois faire appel à ma mémoire, mon cerveau droit entre en action, mes yeux s’orientent naturellement vers… la gauche. Ai-je déjà vu un treillis avec des motifs en forme de cœur ? Il va falloir que j’invente, que j’élabore une représentation mentale. Mon cerveau gauche entre en action, mes yeux s’orientent naturellement vers… la droite. Pour éviter d’envoyer ses pupilles du mauvais côté lors d’un interrogatoire serré, mieux vaut avoir « révisé ». En résumé, connaître votre légende sur le bout des doigts peut vous sauver la vie. Mais l’apprendre, être capable de la réciter sans rien dévoiler de sa duplicité demande un long travail d’acquisition.

Au commencement d’une mission, soit le Bureau m’invente un nom, soit il emprunte un nom déjà existant, mais tellement courant qu’il ne représente rien : Jean Dupont, Jacques Legrand, Pierre Dubois, Henri Lefebvre, etc., les associations sont infinies. Les experts me fabriquent une vie, avec un passé qui comporte des noms, des lieux, des professions pour mes grands-parents, mes parents, mes frères et sœurs, ainsi qu’un lieu de naissance pour chacun d’entre eux.

Une mission ne débute pas au moment où je monte dans l’avion, mais bien en amont, lorsque je commence à préparer ma légende. Pour entrer véritablement dans mon personnage, j’ai besoin de m’isoler complètement. Je sors donc du monde réel afin de m’imprégner de mon identité fictive. Je quitte ma famille à regret, mais retrouver les miens chaque soir, reprendre mes habitudes effacerait un peu les centaines de renseignements à mémoriser, rendrait le travail d’acquisition moins efficace.

Une fois plongé dans ma nouvelle vie et ma mission, je ne me rends pas non plus au CPIS. Pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, je m’immerge dans ma vraie-fausse existence. Tous les matins, je me répète qui je suis ; tous les soirs au moment de m’endormir, je récite ma légende — ma famille, mon métier, mon passé, les souvenirs qui y sont associés. J’ai des photos de mes pseudo-proches, je m’astreins à fixer leur visage dans ma mémoire. La légende doit être indestructible, car son but n’est pas de me permettre de passer un simple contrôle de police, mais d’être « cuisiné » par des services spéciaux ou le contre-espionnage et de résister. L’exercice entraîne un peu de confusion mentale, immanquablement. Il peut devenir stressant, surtout lors des retours de mission. Je me réveille alors chez moi en sueur, sans savoir où je me trouve : suis-je en opération ou à la maison ? Qui suis-je ce matin ?

Pendant la durée d’une mission, un agent mène vraiment sa vie d’emprunt. Il dort à une autre adresse, celle de sa pseudo-identité. Il paie l’eau, l’électricité, reçoit des factures comme n’importe qui. Je me retrouve ainsi amené à effectuer des démarches officielles pour crédibiliser ma légende, certaines dont je n’ai pas du tout besoin dans ma vraie vie. En tant qu’officier, par exemple, je suis couvert par la caisse de sécurité nationale militaire, c’est-à-dire que je n’ai pas besoin de la caisse civile d’assurance maladie. Mais pour la crédibilité d’une légende, je suis conduit à m’affilier à celle-ci. J’effectue les démarches moi-même, toutes ces fausses pièces sont ensuite fabriquées par les administrations concernées à leur insu. D’une certaine façon, j’adopte les mêmes comportements que les terroristes. Sauf que j’agis ainsi pour la nation française.

Récemment, la série Le Bureau des légendes sur Canal + a permis au grand public de se représenter certaines des missions qui sont les nôtres. Il y a cet agent, faux prof de français à Damas, gérant d’un bar littéraire, chargé d’infiltrer la future élite syrienne, ou encore cette jeune femme, vrai officier traitant, faux ingénieur sismologue en Iran, dont l’objectif est de tamponner des experts du nucléaire.

Pour ma part, au fil des missions, je finis par disposer d’un joli panel de légendes : journaliste, écrivain, homme d’affaires et officier de marine marchande. Chaque OT dispose de ses différentes vies au CPIS, dans un placard sécurisé avec coffre-fort. Cartes d’identité, passeports, téléphones, cartes vitales, permis de conduire, tout est stocké, prêt à l’emploi. Lorsqu’il y a urgence, un agent expérimenté peut ainsi toujours choisir une légende qu’il a déjà utilisée, dont il se souvient dans les grandes lignes et qu’il peut « rafraîchir » en quelques jours. En quinze ans au CPIS, j’ai développé quatre légendes, mais certains équipiers en possèdent encore davantage.

La vie fictive est exaltante, c’est vrai. Un agent clandestin, illégalement présent sur le territoire où il opère, ne recule devant rien. Pour moi, la raison d’État n’est pas qu’un concept, c’est une réalité qui l’emporte sur les principes moraux dès lors qu’on se bat pour le bien. Cambrioler des ministères, placer des personnalités sur écoute, la ligne jaune n’existe pas. Les espions sont chargés de faire respecter au mieux les intérêts de la France.

Ce rapport à l’illégalité est un des aspects les plus fascinants de ma vie. Sur le terrain, je ne peux me laisser aller à aucun état d’âme, mais il faut une haute intégrité personnelle pour transgresser la loi au nom d’un intérêt supérieur. Je dispose, comme mes pairs, d’une foule de contacts dans des lieux de pouvoir. Je peux être conduit à devenir ami avec des hommes d’affaires véreux, des criminels de guerre, des scientifiques fous. Je ne mets aucun affect dans mon travail. Les renseignements que j’obtiens aident à résoudre des conflits, déjouer des attentats ou libérer des otages. Pour moi, c’est une fierté.

Les agents vivent aussi dans une duplicité permanente. En opération, l’adrénaline est une drogue quasi quotidienne. Il faut réfléchir vite, agir en un clin d’œil. Les années d’apprentissage et de formation au CPIS sont extrêmement utiles. Un désilhouettage — consistant à se changer en quelques secondes dans les toilettes d’un café ou d’un aéroport pour déjouer une filature — peut décider de l’échec ou de la réussite d’une mission. « Je suis propre » — comprenez : « Je n’ai pas été suivi » —, indique alors l’OT à la source avec laquelle il a rendez-vous.