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Quelques dizaines d’années ont été suffisantes pour aboutir à la situation actuelle. Les prédicateurs et les trafiquants évoluent désormais de concert, soutenus depuis l’étranger pour développer leurs réseaux. Quelques Touaregs ont épousé des causes extrêmes étrangères à leur culture et participent à troubler la perception internationale de leur communauté.

Au final, le chef d’AQMI règne sur ces vastes étendues désertiques. L’émir salafiste a su orchestrer les dissensions pour se construire un espace de manœuvre aussi étendu que la moitié du territoire français, mais il compte bien en repousser encore les limites. Ses modes d’action sont ceux de l’insurrection sur une échelle de temps qui dépasse celle de nos existences. Il se bat pour imposer la loi islamique au Sahel et en chasser toute forme de présence occidentale et surtout française, contre laquelle il semble avoir un grief tout particulier. Action politique, corruption, renseignement, communication, imprégnation, recrutement, opérations armées et terrorisme sont ses raisons d’être. Ce chef de guerre n’a pas vu une ville depuis des années. Il arpente le désert dans son pick-up Land Cruiser et se joue des opérations militaires lancées ponctuellement contre lui. Il est devenu le maître incontesté des lieux. Américains et Français le suivent, le surveillent, l’écoutent depuis de longues années sans jamais parvenir à son élimination malgré leurs actions de coopération avec l’État malien.

La prise d’otages est malheureusement un moyen de pression privilégié qui lui permet de s’en prendre à des Occidentaux employés sur des chantiers de grands projets, les décourager de venir travailler dans cette région ou faire chanter l’État français. L’impact est immédiat et l’issue peut être suffisamment lucrative pour couvrir l’entreprise. Car si les États et en particulier la France se refusent à payer des rançons pour sauver leurs ressortissants, des organismes privés ont pris le relais dans cette tâche devenue politiquement incorrecte.

Dans ce désert où la pluie est une bénédiction et s’écoule parfois violemment le long des oueds, le sang des otages s’est aussi trop souvent déversé. La France est sur les dents et ne supportera plus longtemps les manques de résultats des États sahéliens dans la résolution du fléau salafiste. Durcissement du discours d’un côté, multiplication des prises d’otages de l’autre, il n’en faudra pas plus pour un embrasement de la situation au Sahel.

J’ai la bouche sèche, la langue pâteuse. Comment en suis-je arrivé là ? Est-ce que toute ma vie, tous mes choix, tous mes actes m’ont conduit vers ce coin perdu du désert ? « Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire. Mais, hélas ! un unique passé propose un unique avenir — le projette devant nous, comme un point infini sur l’espace. » La citation d’André Gide résonne brièvement dans ma tête. Je la chasse. Je dois rester attentif au moindre détail. Concentré sur mon seul objectif : libérer les otages. L’homme que je suis venu rencontrer, seulement accompagné de mon guide et totalement désarmé, est dit-on cruel et aveuglé par une foi sanguinaire. Il détient sept otages, dont cinq Français. Et je suis chargé de négocier leur libération.

J’ai rendez-vous avec Tête dure, autrement dit avec le chef salafiste et émir d’Al-Qaïda au Maghreb islamique en personne. Abou Zeid. Au Sahel, cette longue bande de l’Afrique qui s’étend de l’Atlantique à la mer Rouge, son seul nom fait frémir. Guide spirituel et véritable maître d’œuvre des enlèvements d’Occidentaux, c’est l’une des figures les plus influentes d’AQMI. Ancien contrebandier, le Al-Zarqaoui du Sahel — un de ses surnoms, en référence à l’un des membres les plus éminents d’Al-Qaïda — s’est lancé dans les enlèvements en 2003, ce qui lui a permis de devenir un cadre du groupe terroriste, responsable d’une zone qui court de la frontière tchadienne au Nord-Mali en passant par le Niger. Pour l’heure, ce vétéran algérien du Front islamique du salut (FIS), puis du Groupe islamique armé (GIA) est donc l’organisateur de l’enlèvement de sept employés, dont cinq Français, sur le site minier d’Areva à Arlit, au Niger, en septembre 2010. Il a personnellement mené son opération en territoire nigérien, loin de ses bases habituelles, et s’est replié la même nuit dans le grand Nord malien pour les séquestrer dans le labyrinthe de l’Adrar des Ifoghas.

La perspective d’un face-à-face effraierait n’importe quel Occidental, y compris un ancien colonel du service Action de la DGSE au cuir soi-disant épais et tanné sur plusieurs terrains de guerre de la planète. J’ai pour moi ma formation, mon savoir-faire et mes « amis », qui me paraissent soudain de fragiles alliés. Et si Abou Zeid me gardait moi aussi en otage ? Pire : s’il m’exécutait, froidement, sans même écouter ce que je suis venu lui proposer ? Mais mon expérience, mes convictions et ma foi me confortent dans ma mission. Si une attitude ou un mot mal appropriés ou mal interprétés peuvent me faire grossir les rangs des otages ou des victimes d’Abou Zeid, je sais aussi que ce genre de combattant ne craint que Dieu et qu’il ne fera rien contre moi s’il a accepté de me voir et si je ne commets pas d’impair.

Voilà c’est « juste » cela : ne pas commettre d’impair, rester calme, réfléchir vite et froidement, penser uniquement au sort des otages. La ligne de conduite est tracée mais la marge d’erreur est mince. Ou plutôt il n’y en a pas ! Cet entretien est primordial pour les otages mais aussi pour moi. De ce premier entretien dépendra tout le reste de la négociation si cela se passe bien, ou le reste de ma vie si cela se passe mal. J’ai approché d’autres chefs de guerre dans ma carrière et je n’ai jamais été déstabilisé, même si j’ai parfois été impressionné. Tout à l’heure, ce sera pareil… Il faut que ce soit pareil.

Je me suis beaucoup préparé. Je me suis isolé comme je le faisais auparavant pour mettre au point mes missions en tant qu’agent de la DGSE. Le calme du recueillement et de la méditation m’a permis d’anticiper tout ce dont j’avais besoin pour mener à bien cette opération.

J’ai regardé des photographies, je le reconnaîtrai sans peine. Le chef d’AQMI approche les cinquante ans, mais il en paraît vingt de plus. Un visage maigre et buriné, brûlé par le soleil. Arcades saillantes, pommettes hautes, joues creuses mangées par une barbe hirsute. Une vie de combattant, rude et austère. Abou Zeid est un chef de guerre et un combattant acharné qui ne se sépare jamais de sa mitrailleuse PKM. Il n’a confiance en personne et se méfie parfois de son propre entourage ou des autres responsables djihadistes. Ce qui est certain, c’est qu’il peut tuer sans la moindre hésitation et que le terrorisme est devenu son mode d’action privilégié. Un extrémiste prêt à faire couler le sang, y compris le sien, pour sa cause. Mais c’est d’abord un fanatique religieux et non un bandit obsédé par les plaisirs et l’argent comme le sont certains se réfugiant derrière la religion pour assouvir un besoin de pouvoir ou un orgueil démesuré. Sa tenue de général salafiste est anonyme. Aucun galon, aucun signe distinctif. Juste un chèche et une tunique épaisse de couleur sable, strictement identiques à ceux des autres combattants de son groupe, pour recouvrir un corps sec et meurtri et témoigner de sa discipline.

Si la suite se déroule comme je l’espère, s’il accepte de me parler, il me faudra être convaincant dès les premiers mots. Les otages sont le seul sujet de discussion, mais il faudra l’habiller d’arguments audibles pour toucher Abou Zeid et son entourage. La foi, la vie d’un soldat, le devoir de l’engagement et de la parole donnée, le courage, la sincérité et la famille sont des repères compréhensibles pour lui. Je m’appuierai dessus. Ce sera facile, ce sont aussi les miens.