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Mes amis touaregs m’ont prévenu : l’émir d’AQMI boit et offre beaucoup de thé, mais sa politesse et sa courtoisie ne sont pas une garantie de paix. Abou Zeid a la réputation de rester toujours impassible. Il ne s’emporte pas, ne hausse jamais la voix et il faut même tendre l’oreille pour entendre son discours. Il peut tuer sans la moindre hésitation, ni signe précurseur d’énervement.

En juin 2009, les services secrets britanniques l’auraient appelé au sujet d’Edwin Dyer, l’otage qu’il détenait depuis six mois. Son interlocuteur, qui s’exprimait dans un arabe sans accent, lui aurait déclaré après s’être présenté que jamais le gouvernement britannique n’accepterait la moindre discussion ou négociation avec le chef terroriste. Les pourparlers auraient donc tourné court. La légende raconte qu’Abou Zeid aurait posé le téléphone, se serait levé et aurait abattu l’otage de sa main. Que cette histoire soit vraie ou non, je devais absolument la chasser de mon esprit pendant toute cette première rencontre. Je crois que je n’y suis jamais arrivé…

Autre situation embarrassante : un an plus tard, les forces franco-mauritaniennes ont tué plusieurs de ses soldats en pensant pouvoir libérer l’otage français Michel Germaneau — qui ne se trouvait pas sur place, selon les dires de mes interlocuteurs. En représailles, le 24 juillet 2010, Abou Zeid, sous la pression de son entourage qui réclamait vengeance, a fait exécuter ce vieil homme à la barbe blanche sans l’ombre d’une hésitation. Civils, clercs ou militaires, Abou Zeid ne fait aucune distinction. Les otages appartiennent à la population ennemie « païenne et corrompue des croisés, des mécréants, des infidèles ». Leur vie se monnaie contre des rançons pour mener la guerre sainte. Hors de cette équation d’un autre temps, ils sont condamnés à mort.

Un djihadiste me fait signe d’avancer. Mon guide touareg est tendu. Il me regarde et veut se convaincre que tout va bien se passer. Nous avons quitté notre véhicule pour rejoindre à pied l’emplacement de l’entrevue. Je commence à distinguer, à une centaine de mètres, un groupe de combattants assis autour d’une natte, au pied d’une arête rocheuse aussi noire que du charbon.

Je marche derrière mon guide dans un défilé étroit et court qui me conduit sur une plateforme. Là, des combattants enturbannés me dévisagent, silencieux. Leurs yeux sont figés sur moi. Les visages sont couverts sauf un… Il est à ma gauche et seul un combattant me sépare de lui. Abou Zeid, que je reconnais au premier instant, est à visage découvert. De toute façon qu’aurait-il eu à cacher ?…

Ils sont tous armés jusqu’aux dents, non pas pour se protéger de moi dont ils n’ont rien à craindre, ni même pour chercher à m’impressionner. Non, ils sont armés car combattre est pour eux une deuxième nature et ils ne se séparent jamais de leur arme. Certains s’appuient contre elle, d’autres s’en servent de canne ou la posent délicatement devant eux et la caressent religieusement, par habitude.

Le temps s’est suspendu au-dessus de la natte. Faute d’être réellement serein, je puise dans ma tenue touareg et mon turban un certain réconfort en raison du rempart visuel qu’ils constituent. On ne me demande pas de me découvrir mais je descends mon turban à la moustache. Je suis invité à prendre place sur la natte et une boisson m’est immédiatement offerte, une eau fruitée gazeuse provenant d’Algérie. Puis les combattants se présentent les uns après les autres, en commençant par Abou Fayçal, interprète d’Abou Zeid, suivi de tous les chefs subordonnés et d’Abou Zeid lui-même, qui s’adresse à moi d’une voix fluette en évitant soigneusement de croiser mon regard. Il parle tranquillement de lui en massant les doigts de sa main droite avec son pouce gauche. Enfin, Fayçal traduit une question de son chef : « Vous êtes qui ? Et vous voulez quoi ? »

PREMIÈRE PARTIE

Un rebelle chez les militaires

1

La corniche

Paris, années 1970. Enfant, je n’ai pas dans mes coffres à jouets de soldats de plomb, les étagères de mes parents ne sont remplies ni de petites figurines vernies — grognards napoléoniens, poilus de 14–18 — ni de maquettes de Spitfire de la RAF ou de chars Panzer… Adolescent, je ne bombe jamais le torse en passant près du drapeau tricolore, ni n’éprouve l’envie subite de fredonner La Marseillaise.

Mon père, lui, a été matelot, il est devenu gendarme et a vécu toute sa carrière professionnelle dans cet état d’esprit militaire : protéger, défendre et être au service de son prochain. Mes trois frères l’ont imité alors qu’il a toujours cherché à nous écarter des métiers des armes. Mais moi, jusqu’alors, je ne me suis jamais imaginé dans l’armée. Je n’ai pas le profil, je ne l’ai jamais eu et on me l’a d’ailleurs signifié. « Rebelle », « indiscipliné », « dilettante », mes appréciations scolaires ne brossent pas le portrait d’un jeune homme prêt à se soumettre aveuglément à l’autorité.

En 1982, à vingt ans, je pense davantage à devenir professeur de tennis. Je réussis d’ailleurs le concours pour intégrer la formation universitaire d’éducation physique et sportive de Marseille-Luminy, option petite balle jaune. Je suis plutôt doué — pas le revers d’un Federer ou le lift d’un Nadal ou d’un Borg, mais les qualités pour faire une honnête carrière. Je bats même un jour un certain Guy Forget[2] en finale d’un tournoi junior, de justesse certes, mais victoire quand même, alors qu’il revient d’un camp d’entraînement aux États-Unis. Il faut avouer que nous étions tous les deux très jeunes, et lui particulièrement car il était dans sa dernière année de cadet à cette époque. Nul doute qu’il m’aurait balayé quelques mois plus tard tant son ascension a été fulgurante.

L’été 1982, je rêve de m’acheter une voiture mais j’ai les poches vides. Je travaille pendant les vacances pour mettre de l’argent de côté. J’ai décroché un petit boulot à la Banque française de crédit coopératif, avenue du Prado à Marseille, où je m’occupe de la compensation — le mot impressionne, mais rien de bien méchant en réalité : je récupère tous les chèques, j’effectue une grosse addition et je pars échanger les chèques à la Banque de France avec les autres agences. Je travaille au Crédit coopératif jusqu’à 14 heures, puis je fonce au club de tennis pour donner des leçons. Tous les genres d’élèves se succèdent de l’autre côté du filet : garçons et filles, jeunes et moins jeunes, plus ou moins vivaces, plus ou moins amorphes. Ma vie sur le court ne ressemble pas vraiment à celle d’une star de la raquette sur le circuit international. Moins d’intensité, moins de rebondissements, moins d’émotions fortes. Certaines de mes élèves — pas forcément les plus jeunes — n’hésitent pas à me faire des propositions qui dépassent largement le cadre des leçons. Mais gigolo, just a gigolo, très peu pour moi ! Et puis, tout bien considéré, n’ayant aucune chance de figurer dans le top 10 des joueurs internationaux ni même nationaux, je devrais donner des leçons toute ma vie. Après mûre réflexion, je ne m’imagine pas, planté sur la terre battue, renvoyer mollement la baballe toute mon existence…

Je mets un terme aux leçons de tennis, laisse tomber le cursus d’éducation physique et sportive pour retourner sur la plage à Marseille et tenter de séduire une belle jeune fille. Les cafés tapageurs remplacent les gymnases tristes et les courts de tennis austères.

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2

Ex-numéro un français, qui atteindra la 4e place mondiale en 1991, l’année de sa victoire historique en Coupe Davis avec la « bande à Yannick Noah ».