Tant mieux parce qu’en 2006 le dispositif tchadien de surveillance de la frontière échoue complètement. Deux cents pick-up chargés de soldats quittent le Soudan et traversent tout le Tchad sur plus de mille kilomètres sans être inquiétés. Lorsqu’ils sont enfin repérés, il est beaucoup trop tard. La nouvelle d’une attaque imminente se répand comme une traînée de poudre. En quelques heures, la capitale se vide, les habitants fuient et les ressortissants français se replient à l’ambassade ainsi que sur la base militaire tricolore. Les militaires français protégeront les expatriés, mais ils n’interviendront pas pour défendre la présidence.
Alors que l’armée tchadienne en est encore à se préparer pour partir intercepter les rebelles, les premiers escadrons ennemis arrivent aux portes de N’Djamena. La panique est totale, les blindés n’ont même pas le temps de se mettre en place pour défendre notre position. Idriss Déby dirige les opérations depuis le palais présidentiel. Moi, mon rôle est désormais d’être les yeux et les oreilles de la France. J’ai branché mes moyens radio, je me tiens prêt à transmettre. Je me doute, pour autant, que je serai immanquablement amené à participer à la défense des lieux.
La nuit tombe sur N’Djamena, j’attends en compagnie des officiers de la garde républicaine. Les éléments rebelles fondent sur la présidence, je distingue les premiers coups de feu. Les combats, extrêmement violents, commencent au beau milieu des jardins et des bâtiments. Au centre de la capitale, le siège du pouvoir est adossé au fleuve Chari. L’avantage, c’est que nous ne défendons qu’un seul front. Nous déplorons des pertes, mais nous parvenons à repousser les vagues d’assauts successives.
Je l’ai dit, je suis par nature un Jedburgh, mais lorsqu’il faut faire place au choc, je sais me transformer — sans y prendre aucun plaisir — en machine de guerre. Je me sens en pleine possession de mes moyens. Surtout, alors que les balles sifflent autour de moi, que les ennemis surgissent d’un peu partout, j’ai l’impression que le temps ralentit, comme si mes adversaires s’engluaient sur le terrain. La sensation est étrange, presque irréelle.
Dans les jeux vidéo, il existe un système proche de ce ressenti : le dead eye. Il permet au joueur de ralentir le temps pour marquer plusieurs cibles d’un curseur, puis de les éliminer ensuite de façon instantanée. La guerre n’est pas un jeu. Elle est dangereuse, injuste et atroce, mais c’est une réalité qui fait partie de mon métier. Je décris simplement ici, sans forfanterie ni mensonge, cette sensation étrange que j’ai souvent éprouvée durant les phases de grand stress. Celle d’un temps qui s’immobilise, ralentissant presque l’action ennemie pour me donner un avantage décisif. Est-ce le fruit des années d’exercices les armes à la main dans les stands du CPIS ? Des dizaines de milliers de cartouches tirées avec tous les pistolets et les fusils de la terre ? C’est vrai, ma formation a fait de chaque geste un automatisme. Je vise, j’appuie sur la gâchette, je recharge. En face, les cibles tombent. Ma respiration reste calme, mon pouls ne s’accélère pas.
Dans le palais présidentiel, le président dirige les opérations depuis ses appartements privés. À quelques centaines de mètres, les combats font rage, y compris dans l’enceinte de la zone présidentielle. La garde se bat et les hommes tombent en grand nombre dans les rangs rebelles. Les balles sifflent et impactent les murs de la villa du président, qui en gardera les stigmates quelques jours durant. Je suis resté avec la garde rapprochée, au pied de la villa avec mes moyens de communication, mon Beretta et ma kalachnikov empruntée à la garde. Une accalmie semble se dessiner. La garde a-t-elle repoussé les assaillants ? Idriss Déby est toujours à la manœuvre, il ne sort toujours pas.
Nous finissons par briser la vague d’assaut dans le secteur que nous défendons. « Tout ennemi dépassé est assurément mort » : c’est la règle au 11 qui nous évite de prendre une balle dans le dos. J’aperçois devant moi un soldat rebelle qui s’est fait surprendre par la garde. Il s’enfuit, mais trébuche et tombe à terre. Le voilà derrière la ligne de front que nous formons. Les hommes s’apprêtent à l’exécuter et commencent à le malmener. Je lève le bras et hurle pour que cela cesse, nous en ferons un prisonnier. Celui-ci a eu de la chance, l’absence de danger immédiat à cet instant et le reflux des assaillants m’ont permis d’obtenir que sa vie soit épargnée. D’autres rebelles n’auront pas eu la chance de croiser mon chemin. Les combats durent toute la nuit, mais au petit matin il n’y a plus d’assaillants dans la présidence. Les soldats de Timan Erdimi refluent.
Idriss Déby hésite entre la colère et la joie. Il ne comprend pas comment Timan Erdimi et ses miliciens ont pu traverser tout le Tchad jusqu’à son palais présidentiel sans être repérés, mais il est ravi de la façon dont l’armée tchadienne a finalement mis en déroute les soldats rebelles. Je déroule le scénario de l’attaque et j’identifie l’énorme trou qui sape le système de surveillance du pays. J’ai amélioré la sécurité rapprochée d’Idriss Déby, créé deux bataillons présidentiels bien entraînés, mais je dois mettre au point un dispositif capable de renseigner l’état-major en permanence. Je reste une troisième année à N’Djamena.
Je propose à Idriss Déby de créer un centre d’opérations (CO) au sein de la présidence, doté d’un réseau capable de l’informer en temps réel de la situation sur l’ensemble du territoire. L’objectif est de ne plus se faire surprendre par des mouvements insurrectionnels comme celui mené par le RFC, parti du Soudan le matin et arrivé le soir aux portes de la capitale. Il y a urgence, car je n’ai aucun doute que Timan Erdimi et ses hommes reviendront. La tâche n’est pas démesurée : en réalité le maillage du terrain est déjà effectué, le réseau de renseignement existe. Le hic ? Les différentes antennes ne sont pas connectées à un central.
Je fais de mon mieux pour coordonner l’ensemble le plus vite possible. J’ai à ma disposition un vieux bâtiment colonial français désaffecté. Idriss Déby finance les travaux de rénovation et j’organise le centre opérationnel comme un CO français. Un beau matin, le président du Tchad inaugure cette nouvelle structure comptant une dizaine d’officiers qui collectent des informations et mettent à jour en permanence la situation tactique. Il y a une immense carte, des ordinateurs, des radios pour rester en contact avec le terrain. Je regarde Idriss Déby, je vois qu’il est satisfait. Désormais, il dispose d’un outil moderne qui va lui être très utile.
Je ne me suis pas trompé : Timan Erdimi et ses miliciens n’ont pas dit leur dernier mot. Ils reviennent en 2008, encore plus nombreux, encore plus lourdement armés. Mais cette fois-ci le centre opérationnel les détecte dès qu’ils franchissent la frontière. Idriss Déby redoute de lancer ses forces à leur rencontre dans le désert. Les rebelles sont mobiles, rapides, il craint qu’ils ne contournent son armée et déferlent sur la capitale dégarnie de ses troupes. Le président du Tchad décide d’attendre et de se battre à l’intérieur de N’Djamena.
Comme en 2006, la population fuit en quelques heures. Les ressortissants français se réfugient à l’ambassade et sur la base militaire. La différence, c’est que nous avons cette fois tout le temps de nous préparer. Encore une fois, étant adossé au fleuve, le siège du pouvoir n’a qu’un front à défendre. Avant que les rebelles n’arrivent à N’Djamena, nous étirons une ceinture d’une cinquantaine de chars du côté où la présidence n’est pas protégée par les eaux. Nous nous positionnons derrière les bataillons des soldats.