À l’Élysée, Nicolas Sarkozy refuse d’engager les troupes tricolores, mais il promet à Idriss Déby de lui fournir du renseignement. Je suis au centre opérationnel avec les officiers tchadiens, je dispose de ma communication directe avec Paris. Je reçois les informations françaises et je connais les positions rebelles au centimètre près, minute par minute. Je transmets ces données stratégiques à l’état-major tchadien. La stratégie de Déby est enfantine : « Si vous voulez la présidence, venez la prendre ! » Timan Erdimi dispose de canons sans recul montés sur pick-up. Ses artilleurs pilonnent la présidence, sans jamais réussir à ouvrir une brèche dans la muraille de chars. Derrière la ligne de blindés, nous encaissons des coups terribles pendant trois jours, mais les rebelles ne gagnent pas un pouce de terrain.
Les miliciens ennemis s’acharnent à bombarder le siège présidentiel sans résultat. Chaque fois qu’ils s’approchent, les chars font un carnage dans leurs lignes. Tout ce qui bouge à portée de canon est anéanti. Sauf que… dans N’Djamena, la rumeur court qu’Idriss Déby est mort. Elle se propage, enflamme les esprits et les environs. La capitale s’étant vidée, l’ambassade, privée d’informateurs et aveugle, se fie aux bruits de certaines sources peu fiables. Elle y croit : le président du Tchad a été tué dans les combats. L’armée française n’ayant pas davantage d’informations, elle finit également par tenir Idriss Déby pour mort.
Je suis le seul Français dans la présidence. J’ai passé trois jours avec la garde sous le feu ennemi, mais je suis vivant. Et Idriss Déby est aussi vivant que moi. Classiquement, les réseaux téléphoniques sont des cibles privilégiées ; le réseau téléphonique tchadien a été coupé et le réseau camerounais de secours est irrégulier. Nous sommes isolés du monde. La capitale n’est pas encore sécurisée, mais il faut trouver un moyen de rétablir le contact avec l’extérieur. Je saisis l’un de mes téléphones — un mobile chinois de très mauvaise qualité, que je n’utilise presque jamais — et je m’aperçois que c’est le seul qui capte un bout de réseau. J’appelle la Centrale. La communication grésille, elle est interrompue à plusieurs reprises, mais j’ai le temps d’apprendre à la DGSE que le président du Tchad est bien en vie.
Le lendemain, un Conseil de défense — une sorte de réunion de crise — est organisé à l’Élysée sur la situation tchadienne. Ce n’est pas un samedi ordinaire, car c’est aussi le jour du mariage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni. Le ministre des Affaires étrangères et le ministre de la Défense expliquent au président de la République qu’Idriss Déby est mort lors de la bataille de N’Djamena. L’ambassadeur et l’attaché de défense au Tchad — sans chercher à me contacter — s’empressent de confirmer. Très vite, ministres, hauts fonctionnaires et conseillers présidentiels s’affolent : « Timan Erdimi a-t-il pris le pouvoir ? Qui remplace Idriss Déby ? Qui forme le nouveau gouvernement ? » Assis à la table, Pierre Brochand, le directeur général de la sécurité extérieure, sourit doucement. « Idriss Déby n’est pas mort », glisse-t-il. Le dialogue qui suit est digne d’une pièce de Samuel Beckett ou d’Eugène Ionesco. « Il est mort ! » tonnent en chœur ceux qui ont porté la nouvelle. Pierre Brochand laisse planer le silence quelques instants, sûr de lui, il ménage son effet. « Non, il n’est pas mort, lâche-t-il en attrapant son téléphone mobile. D’ailleurs, la preuve, parlez-lui ! » À six mille kilomètres de l’Élysée, mon portable sonne et je réponds : « Bonjour, je vous passe Idriss Déby. » De son côté le patron de la DGSE tend son appareil à Nicolas Sarkozy. Les deux présidents conversent sous les yeux de l’assistance médusée. Les représentants du Quai d’Orsay et du ministère de la Défense se décomposent.
À N’Djamena, Idriss Déby me rend le téléphone. J’ai Nicolas Sarkozy directement en ligne, je reconnais son élocution hachée : « Présentez-vous !… Bravo, vous avez fait un travail remarquable. » Le président de la République me demande ensuite quelle est la situation sur place. Je lui décris brièvement la violence des bombardements que nous avons essuyés pendant trois jours, je lui explique que nous nous préparons à effectuer un raid pour repousser définitivement les miliciens de Timan Erdimi à l’extérieur de la capitale. « Tenez-moi au courant, je serai à N’Djamena d’ici trois jours », conclut-il.
Vingt-quatre heures plus tard, la contre-attaque est un succès, les rebelles sont en fuite et je fais mon rapport au général directeur de cabinet et à Pierre Brochand. Nicolas Sarkozy tient parole. Je suis sur le tarmac de l’aéroport de N’Djamena. Le président français descend de l’avion, accompagné de Carla Bruni, sa nouvelle épouse. Idriss Déby l’accueille en grande pompe, le protocole l’accapare, mais Nicolas Sarkozy demande à me rencontrer. Il me serre chaleureusement la main et me félicite. Puis il prend Idriss Déby à témoin : « Voilà un homme courageux ! » Véritable pile électrique, il pivote vers le chef d’état-major particulier de l’Élysée et claironne : « Vous voyez, cet officier-là mérite de passer général ! » C’est très sympathique, mais complètement irréaliste. Personne ne passe d’un bond du grade de lieutenant-colonel à celui de général ! Il y a un organigramme, des statuts à respecter, les promotions éclairs ne sont guère l’usage dans l’armée française de la Ve République. Cela n’empêche pas quelques blancs-becs ambitieux de mener des blitzkriegs sur les galons qu’ils convoitent, mais sans succès la plupart du temps, récoltant au passage quelques ennemis tenaces. Heureusement, la Grande Muette sait aussi faire des exceptions. J’obtiens quand même un avancement de carrière. Je suis promu colonel pour faits d’armes.
Belle histoire ? Success-story avec accolade présidentielle et promotion hiérarchique ? Pas seulement… Tout n’est pas rose. Je suis frustré pour dire la vérité. Lors de la première attaque de Timan Erdimi, en 2006, les rouages du mécanisme entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Défense et la DGSE avaient fonctionné à merveille. La France pouvait compter au Tchad sur un ambassadeur extraordinaire, un attaché de défense redoutablement efficace et un agent — moi-même — expérimenté et investi dans sa mission. Nous avions travaillé tous les trois main dans la main. En 2008, ça a été une tout autre histoire. Dès mon arrivée, j’ai remarqué des tensions. L’attaché de défense rêvait d’être ambassadeur à la place de l’ambassadeur. Comme je ne souhaitais pas prendre position dans leurs querelles, j’ai rapidement été tenu à l’écart. Résultat ? L’annonce sans vérification de la mort d’Idriss Déby en plein Conseil à l’Élysée !
Après la visite de Nicolas Sarkozy à N’Djamena, la Centrale me demande de rester une cinquième année au Tchad. Je refuse, il est temps de passer à autre chose. De retour à Paris, je suis promu officier de la Légion d’honneur. Jacques Chirac m’avait nommé chevalier à l’Élysée en 1999 et moins de dix ans après, en 2008, Nicolas Sarkozy, son successeur, m’élevait au rang supérieur aux Invalides. Deux présidents de la République auront accroché sur ma poitrine la plus haute distinction du pays. C’est une immense fierté.
Mon action est récompensée à la hauteur des services rendus à la République et des risques pris. Pourtant notre organisation sur place me laisse perplexe. Notre déficit d’harmonie m’a frappé.