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Chef du 11e Choc ?
Non, merci
Inattendu et flatteur. Diablement flatteur : l’état-major me propose de prendre le commandement CPIS, dépositaire du drapeau du 11e Choc. J’apprécie les responsabilités et le poste est l’un des plus beaux dont un espion puisse rêver. Pour dire la vérité, il est maintenant plutôt réservé à des officiers diplômés de l’École de guerre — le plus prestigieux établissement de formation des cadres supérieurs des armées françaises —, ce qui n’est pas mon cas. Au moment de mon orientation de carrière de capitaine, j’ai refusé purement et simplement de faire des études militaires supérieures à l’École de guerre. Non pas que cela me dérangeait, mais simplement je n’avais pas le temps, ayant déjà un métier très prenant. Devant l’insistance de l’officier supérieur qui me recevait, j’ai été forcé de montrer mon indiscipline et mon irrévérence — notoirement reconnues. Je crois d’ailleurs savoir qu’il m’en a gardé une certaine rancune… En acceptant la direction du 11, j’aurais donc, en plus, l’opportunité de briser un plafond de verre, preuve supplémentaire de la confiance qui m’est accordée.
Le chef du service Action et même le directeur général de la DGSE me formulent la proposition en personne. Je les regarde agiter les lèvres et j’ai l’impression de voir le temps suspendre son vol. Je remonte les années, je suis assis derrière mon pupitre de la corniche Henri-IV, l’esprit bouillonnant de projets d’aventures et de gloire. Dans mes rêves les plus fous, je ne me serais jamais imaginé prendre le commandement du CPIS de Perpignan. Chef de la citadelle, ce serait une merveilleuse façon de boucler la boucle. Oui mais…
Quelques mois plus tôt, j’aurais accepté sans hésiter. Maintenant, quelque chose me retient. La mission tchadienne m’a mis les nerfs à vif. Elle n’a pas tourné au fiasco, mais je n’arrive pas à digérer les loupés, les couacs. Les guéguerres entre grands directeurs des services, bien à l’abri dans leurs bureaux tandis que la guerre faisait rage, ne passent pas, les conflits entre ego surdimensionnés pendant que je risquais ma peau sur le terrain me donnent la nausée. Je l’admets, j’ai été déçu par le comportement de quelques hauts fonctionnaires. Particulièrement par ceux qui étaient le plus au contact du « politique ». Au final, alors qu’une proposition en or massif est posée devant moi sur la table, voilà que je ne suis plus sûr de rien. Je demande plusieurs jours de réflexion.
Je fais mon introspection au calme, chez moi, entouré de ma femme et de mes deux filles. Je ne peux pas me mentir à moi-même : le Tchad m’a démotivé. Or, personne ne peut commander le 11e Choc sans être totalement convaincu. Un officier ne vient pas pantoufler à la tête du 11, promener ses galons dans les salons dorés. Les traîneurs de sabre qui pourraient y parvenir et auraient si peu de considération pour eux-mêmes en acceptant le poste vivraient de toute façon de très mauvaises années. C’est que l’équipier MCS est un combattant vraiment à part. On ne peut pas lui mentir ou faire illusion à ce poste de commandement sans mal vivre son quotidien à la citadelle… L’unité a trop d’importance stratégique et son commandant doit être le plus motivé d’entre tous. Le chef du 11 a l’obligation d’être impliqué corps et âme, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, car il faut transmettre son énergie aux combattants spécialisés. Monter des opérations à haut risque exige un investissement sans faille, une rigueur de tous les instants. Les équipiers du 11 sont les meilleurs au monde et ils attendent énormément de celui qui les dirige. Je sais cela mieux que personne parce que je suis exactement ce genre d’équipier.
Je redoute également la façon dont l’échelon politique pourrait interférer dans mes décisions. Le chef du 11 conserve une fonction opérationnelle, il n’est pas directement exposé au président de la République et au ministre de la Défense. À la tête du CPIS, je serais protégé du pouvoir par trois échelons parisiens supérieurs — le chef du service Action, subordonné à celui de la Direction des opérations, lui-même subordonné au patron de la DGSE —, mais je me méfie néanmoins… Dans mon esprit, ce qui s’est passé au Tchad — une communication détériorée entre un espion, l’ambassade et le représentant du ministère de la Défense — peut se reproduire. Et ce jour-là, je ne veux pas être le commandant qui aura envoyé l’agent du CPIS sur le terrain.
J’ai perdu mes repères. Je gamberge, j’hésite. Je sais qu’un espion peut jouer un rôle déterminant dans l’histoire diplomatique, j’en ai fait l’expérience en République démocratique du Congo ou au Kosovo en participant à la rédaction de la résolution 1244. Les équipiers en mission disposent de beaucoup d’autonomie, mais celle-ci n’est constructive qu’à condition d’être persuadé d’agir pour le bien. C’est peut-être naïf, mais c’est ainsi, et c’est ce qui a toujours guidé mes actes. Or la deuxième attaque des rebelles au Tchad me laisse la désagréable impression que tout le monde n’a pas tiré dans le même sens…
Je veux savoir ce que mes supérieurs et les responsables politiques ont vraiment dans le ventre. De retour du Tchad, à Paris, j’exige que des mesures soient prises contre l’ambassadeur, l’attaché de défense et le chef de poste de la DGSE à N’Djamena. Si la hiérarchie leur tape sur les doigts, je prendrai la tête du CPIS. Le jour où je reçois la Légion d’honneur aux Invalides, je demande à Pierre Brochand, le directeur général de la sécurité extérieure, où en est la procédure de sanction. Il élude, embarrassé : « Nous n’allons pas créer de crise interministérielle, ça n’en vaut pas la peine. Il faut oublier ça, nous n’en parlerons plus. »
Anticiper, toujours. Comme je m’attendais à cette réponse, j’ai préparé une lettre de démission. Je n’hésite pas, je la sors de ma poche et la lui tends. Le DG me dévisage, interloqué, mais il a parfaitement compris : je suis en train de me cabrer et de claquer la porte ! Quitte à partir, autant se retirer avec panache.
En réalité, j’ai eu tort, parce que tous ceux que j’avais désignés ont tous été discrètement sanctionnés : l’ambassadeur a reçu une « promotion » pour Pétaouchnok et l’attaché de défense a été muté dans un placard où il a rédigé des fiches en tant que grand spécialiste du Tchad.
Si j’avais su… j’aurais peut-être pris la même décision.
TROISIÈME PARTIE
Obscurantisme
1
Le repos du guerrier
L’époque glorieuse du service Action est à présent derrière moi, la carrière trépidante d’agent secret récalcitrant aussi. Je me prépare à écrire un nouveau chapitre de ma vie. En vérité, je ne considère pas surprenante cette décision de ne pas poursuivre ma carrière de combattant spécialisé. J’aime me souvenir des propos d’un conférencier venu à Coëtquidan pour expliquer aux jeunes officiers que, contrairement à nos parents, nous devions nous préparer à avoir plusieurs métiers différents tout au long de notre vie professionnelle. Cette idée ne me déplaisait pas du tout. Alors peut-être avais-je décidé de partir dans tous les cas et mes contrariétés opérationnelles n’étaient-elles que des prétextes…
Je crée la société Opérations et organisations spéciales (OPOS), spécialisée dans les protocoles de sécurité. J’ai de nombreux contacts et les services d’un ancien officier de la DGSE sont toujours prisés. Au Tchad, j’ai déjà aidé l’entreprise de BTP Sogea-Satom — filiale basée en Afrique du groupe français Vinci — à sortir d’un mauvais pas. Là-bas, l’entreprise, spécialisée dans la construction de routes, de bâtiments et le génie civil, compte deux mille salariés dont une centaine d’expatriés. J’y avais des amis que je ne voulais pas abandonner dans le chaos des évacuations.