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Mes heures à la Banque française de crédit coopératif et les quelques leçons dispensées m’ont au moins permis d’amasser un petit pécule. Pas de quoi vivre de mes rentes, mais suffisamment pour m’offrir une Renault Dauphine trois vitesses. J’adore ses lignes arrondies, sportives pour l’époque. Je mets des autocollants Sergio Tacchini sur la carrosserie bleu ciel : elle est magnifique. Aujourd’hui je n’oserais pas ce genre de démonstration tape-à-l’œil mais à l’époque… À Marseille, l’été, le mercure grimpe haut dans le thermomètre. L’aiguille de température de ma belle Dauphine caresse dangereusement la zone rouge et, hélas pour elle, je m’en inquiète trop tard. Le joint de culasse ne me le pardonne pas. Il me rappelle à l’ordre sur l’autoroute entre Marseille et Toulon. J’ouvre le capot, fébrile ; ma voiture rend l’âme dans un épais nuage de fumée blanche.

La fin d’un rêve automobile et surtout d’une époque. Je décide d’opter pour une vie contraignante et plus aventureuse et de remplacer les balles en caoutchouc par des projectiles d’un autre genre. Métalliques, pointus, létaux. Je ne vois que l’armée pour m’offrir les frissons que j’attends.

L’armée me tombe dessus un beau jour, sans prévenir. Impossible de dire précisément quand et comment. Je n’ai jamais rencontré les dieux de la guerre, ni les anges du ministère de la Défense comme Paul Claudel avait brutalement fait la découverte du Saint-Esprit, pendant le chant du « Magnificat », debout dans la foule près d’un pilier d’église. Pour autant, cette conversion va dominer toute la première partie de ma vie d’adulte.

Je décide de préparer l’École spéciale militaire (ESM) qui forme des officiers et je me tourne naturellement vers mon père pour connaître la voie à suivre : « Papa, comment fait-on pour intégrer Saint-Cyr ? » Je ne lui ai jamais parlé de faire une telle carrière, il prend ma question comme un uppercut au menton, mais je pense qu’il se réjouit secrètement car mon orientation précédente ne l’enthousiasmait guère. Quelques coups de téléphone plus tard, il revient dans ma chambre, l’air contrarié : « C’est trop tard, mon garçon, les inscriptions dans les lycées militaires sont closes. »

Mon père n’est pas le genre d’homme à baisser si facilement les bras. La règle d’or, sur le terrain en particulier et dans la vie en général, c’est de toujours disposer d’un plan B, voire d’un plan C. « Tu peux encore t’inscrire dans un lycée civil qui accueille une corniche », m’explique-t-il. J’entends ce mot pour la première fois. Après explications, je comprends qu’il s’agit d’une classe préparatoire aux concours des grandes écoles militaires. Ces classes sont scientifiques ou littéraires selon les établissements civils qui les accueillent, suivent le même programme de préparation que les lycées militaires et regroupent des élèves qui peuvent choisir un statut militaire ou rester dans le civil. Tous portent le même uniforme, même si la promotion est composée d’élèves soit sous statut civil, soit sous statut militaire.

Une petite valise, quelques livres, des adieux émus aux parents, et je pars pour Paris. Direction la colline du savoir et des grands hommes, celle du Panthéon, de la Sorbonne et du prestigieux lycée Henri-IV, où j’intègre la corniche Leclerc, pour une préparation en lettres modernes.

Calot rouge et bleu ciel, cravate noire sur chemise blanche, pantalon gris : rien ne ressemble plus à un aspirant saint-cyrien — la voie royale pour les futurs officiers — qu’un autre aspirant saint-cyrien. Dans ma classe préparatoire, le soir, les civils rentrent dormir à la maison ; les militaires, eux, prennent le chemin du baraquement. Avec une quinzaine de camarades, après les cours, nous retrouvons notre dortoir à la caserne Mortier du 1er groupement d’escadrons routiers et de transport (GERT), boulevard Mortier, dans le 20e arrondissement… en face de la DGSE, le service de renseignement extérieur de la France ! Six mille personnes, 600 millions d’euros de budget annuel. Elle est là, face à moi, la tanière mystérieuse des espions, qui m’attire à elle sans que j’en aie conscience, tel l’aimant d’une boussole qui irrémédiablement oriente l’aiguille vers le nord magnétique.

Je me suis engagé pour trois ans, je commence avec le grade de première classe. La vie militaire reste néanmoins rythmée par le calendrier scolaire : alors que pendant les périodes de vacances les civils retrouvent leur famille, nous partons en camp d’entraînement pour gravir les échelons. Toussaint, Noël, hiver, printemps ou été : je me rends au camp d’Auvours, 2e régiment d’infanterie de marine (RIMA), près du Mans, pour des périodes de formation militaire.

Entre ces parenthèses d’exercice physique, notre vie studieuse demeure très centrée sur le concours des grandes écoles et les voies qu’il nous ouvrira ensuite. En corniche, les élèves fantasment beaucoup sur les unités d’élite et choisissent leur unité de cœur. On appelle cela des « fanatures », ou « fanas » dans le jargon. Il y a les fanas choc, les fanas légion, les fanas para, les fanas cavalerie… et autant de fanatures que d’armes ou subdivisions d’armes. Cela dépend des profils, des caractères, des histoires familiales… Les aspirants saint-cyriens rêvent majoritairement de la Légion étrangère, des troupes de marine et des commandos parachutistes. Ce sont les carrières les plus glorieuses, celles pour lesquelles les meilleurs étudiants sont en compétition. Un peu comme à l’ENA, les futurs hauts fonctionnaires jouent des coudes pour sortir dans la botte, c’est-à-dire finir dans les quinze premières places du classement, celles qui ouvrent la porte aux postes les plus prestigieux.

Entre toutes les voies royales, la grenade à sept flammes de la Légion étrangère reste celle qui cristallise les rêves et les espoirs d’une majorité de mes camarades de l’époque. Soldats disciplinés et spécialistes de la reconnaissance, du renseignement, du combat en montagne, dans la jungle ou en milieu désertique, il y en a pour tous les goûts au sein de ce corps de légende. La Légion, c’est un mythe. Des victoires et des résistances glorieuses sur les champs de bataille du monde entier, lors des guerres coloniales, des deux conflits mondiaux, de la guerre d’Indochine puis de celle d’Algérie.

« La Légion, c’est un corps d’élite qui n’appartient pas à la France », pérorent certains blancs-becs en évoquant une « armée autonome ». Pas question de dénigrer les képis blancs ou de railler l’enthousiasme de mes condisciples, mais très tôt l’évidence s’impose à moi, la Légion n’est pas mon truc. Le combat du bien contre le mal, le service de la Nation, la défense de ma culture et de mes proches, cela me parle particulièrement, mais pas question de céder un millimètre carré de liberté d’action. J’aime conserver mon autonomie, pouvoir faire preuve d’initiative plutôt que d’obéir aveuglément. C’était vrai hier et c’est toujours vrai aujourd’hui.

Dès la corniche, je rêve donc d’une unité spéciale non conventionnelle. Je ne formule pas encore cette idée avec beaucoup de précision, mais je le sens, je le devine. Ce que j’apprécie, ce sont les opérations à part, en marge. Figé au garde-à-vous, raide comme un I, le doigt sur la couture du pantalon, c’est du cabotinage, du fayotage de bon élève. Je n’ai pas envie d’être une machine, un robot obéissant et discipliné parmi d’autres, bourré de testostérone et dépourvu d’esprit d’initiative. Au contraire, ce qui m’attire, c’est d’avoir de la latitude dans les opérations à réaliser.

Connaître l’esprit de la mission et son intention me suffira. Je veux être capable d’établir moi-même l’état des besoins matériels et, bien entendu, pouvoir en disposer à la demande. Je ne veux pas être contraint par des contingences collectives. La mission, rien que la mission et tous les moyens imaginables pour la réaliser. Être un élément isolé et autonome. Je veux être le « sale type » largué derrière les lignes pour faire des « coups tordus », sorte de voleur de poules ne pouvant compter que sur lui-même. Je sais ce que je veux faire, mais mes rêves m’effraient autant qu’ils me transportent. Existe-t-il une voie, dans l’armée, pour des aspirations aussi « hors cadre » ? Je n’en suis pas encore sûr.