Des contrats de sécurité industrielle sont rapidement décrochés, notamment pour Vinci au Niger et au Mali. Ma femme, qui rêve pour moi d’une retraite paisible, n’est pas enthousiaste. Je la rassure en lui expliquant que je ne m’impliquerai plus sur le terrain. Ma mission consiste à élaborer des protocoles de sûreté et à les vendre au client, c’est tout. Autrement dit, je me rends sur place, j’analyse ce qui s’y passe, puis avec mon expérience, mes réseaux, je conçois des solutions spécifiques. Je suis entouré de quelques fidèles amis, souvent issus de mon ancienne unité et possédant le même type d’expertise.
J’ai beaucoup plus de temps libre. Je m’achète un violon électrique et je me lance en autodidacte. J’aime cet instrument qui, comme le tir, exige maîtrise de soi et une grosse discipline gestuelle. Je pratique aussi souvent que possible à l’aide d’un DVD, en rectifiant ma position devant la glace. Je ne parviens pas d’emblée à sortir un son très mélodieux, le crin-crin qu’arrache mon archet me casse un peu les oreilles, mais je progresse. En quelques séances, je parviens à jouer… « Mon beau sapin » et « Au clair de la lune ». Je ne serai pas un virtuose bien entendu, mais le plaisir et la paix que cela me procure n’ont pas de prix. Il me faudrait y consacrer du temps… justement ce que je n’ai pas. Je pratique aussi le Gubal. Cet instrument, né en Suisse ces dernières années, est un pur bonheur de « percussion », même si je trouve ce qualificatif relativement inapproprié. Cette sorte de soucoupe volante que l’on pose sur ses genoux possède des qualités énergisantes hors du commun… Faites résonner le métal et vous comprendrez.
Plus tard, en 2014, je crée également Icare, une fondation pour la promotion des cultures. Je m’y engage avec beaucoup d’énergie, car c’est pour moi l’opportunité de faire connaître les pays que j’ai visités et les modes de vie que j’ai partagés lors de mes années au service de la Centrale. J’ai toujours eu une grande capacité à adopter les usages et coutumes des mondes que j’ai traversés, à me mettre au diapason de mes interlocuteurs. Durant ma carrière d’espion, j’ai longtemps cru que je devais ce talent à une motivation sans faille, mais la vérité est encore plus profonde : j’ai appris que l’homme est un loup pour l’homme, qu’il est l’animal le plus sanguinaire qui soit sur cette terre. Toutes ces affirmations deviennent avec le temps des banalités affligeantes… Pourtant ce que j’ai vécu est plus complexe et, au bout du compte, je préfère ne retenir que le côté « agneau » du genre humain. Partout où je passe, les autres me fascinent. Plongé dans d’autres cultures, je cherche à comprendre le fonctionnement, de telle ou telle coutume, je m’émerveille. Cela a été le carburant de toutes mes actions de combattant spécialisé. Qu’elles soient amies ou ennemies, contacts ou objectifs, ces personnes que j’approchais dans un but précis m’intéressaient au-delà de ce qu’elles représentaient durant la mission concernée. C’est sans doute pour cela que j’ai pu me rapprocher d’elles, alors qu’elles étaient réputées inaccessibles. Même lorsque tout nous oppose, il m’est encore possible de m’entendre avec eux, d’échanger et de trouver des solutions inattendues — comme lors des négociations avec Abou Zeid, le redoutable chef d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), j’y reviendrai… J’aime l’étranger, la découverte, les rencontres ; je parcours régulièrement les steppes de Mongolie, où Icare dispose d’une antenne permanente afin de valoriser la culture nomade locale. Nous y aidons les éleveurs de yacks à se réapproprier leur économie tout en préservant leur cadre de vie.
Enfin, si je n’ai guère brillé dans la langue de Shakespeare pendant mes études, je suis désormais polyglotte : je parle anglais, allemand et il me reste quelques notions de khmer.
Tout pour être heureux ? Ma nouvelle vie me plaît mais ne me comble pas… La transition est délicate. Ma femme, épuisée par ma carrière d’agent secret, pensait substituer aux nuits d’attente anxieuses des soirées douillettes près de la cheminée, des petits déjeuners tardifs et des balades en forêt. Elle me rêve en père tranquille à la maison, qui arrose les géraniums et bricole ses voitures. Les mois passent, je fais des efforts, j’essaie de prendre goût à la retraite sereine et aux hortensias, mais je me sens dépérir. Tondre le gazon, tailler la haie, ça va un temps ! J’ai quitté le service Action, mais je n’arrive pas à « ralentir ». Hélas, plus j’étouffe, plus je culpabilise : trente ans que ma femme — qui a élevé nos deux merveilleuses filles — attend cette après-carrière paisible. C’est elle pourtant, bien avant moi, qui comprend qu’elle n’obtiendra jamais ce qu’elle souhaite. Je n’y arriverai pas. Je ne le sais pas encore mais, elle, elle s’en est rendu compte. J’ai trop la bougeotte. Trop le goût de l’aventure et de la découverte des autres cultures.
2
Face à Al-Qaïda
Le goût de l’aventure me rattrape par le col alors que je redouble d’efforts pour lui tourner le dos. En septembre 2010, Abou Zeid, le chef d’AQMI, vétéran algérien du Front islamique du salut (FIS) puis du Groupe islamique armé (GIA), enlève sept salariés de Vinci et d’Areva sur le site minier d’Arlit, au Niger : cinq Français, Françoise et Daniel Larribe, Marc Féret, Pierre Legrand, Thierry Dol, ainsi que le Togolais Alex Kodjo Ahonado et le Malgache Jean-Claude Rakotoarilalao. Il les détient dans le labyrinthe de l’Adrar des Ifoghas, au nord du Mali.
Lorsque les otages sont capturés, je coule des jours paisibles — trop paisibles, à mon goût — dans la région de Perpignan, où nous sommes installés ma femme et moi. J’apprends la nouvelle un peu distraitement. Je ne suis ni lié à un des otages ni salarié de Vinci ou d’Areva, et je n’appartiens plus à la DGSE depuis 2008. Bien sûr, je connais la région comme ma poche, j’y ai noué des amitiés solides, et à la tête de ma société, j’ai élaboré le protocole de sécurité des sites Sogea-Satom au Mali. Mais je ne me suis jamais occupé du site d’Areva au Niger, où les otages ont été enlevés, je ne me sens donc pas directement impliqué…
Je viens juste de revenir de Niafunké au Mali, où je supervise la mise en œuvre d’une base vie pour le chantier de la route Léré-Tombouctou, quand Jean-François Laugerette, le directeur sûreté de Vinci, m’appelle pour me confirmer la mauvaise nouvelle. Je passe quelques coups de fil à mes réseaux et j’attends. Quelques minutes plus tard, j’apprends le passage, aux aurores, d’une colonne de cinq pick-up d’AQMI en provenance du Niger voisin et se dirigeant dans le nord de Kidal. La particularité est que « des Blancs » ont été identifiés dans les véhicules.
J’ai parcouru le Sahel en long et en large et j’ai de puissants contacts touaregs que je considère comme des amis très proches, presque des parents ; par eux je capte rapidement de nouvelles informations. Je les transmets aux entreprises qui, particulièrement inquiètes, les transmettent à leur tour à qui de droit afin de vérifier ou recouper mes indications. Mes retours d’information sont ainsi attestées par les services secrets. Vinci et Areva ont compris que j’étais déjà, malgré moi, mêlé à leur problème. Ils savent désormais que je leur serai précieux grâce à — ou à cause de — mon organisation opérationnelle qui couvre les chantiers que je supporte en pleine zone d’action d’AQMI. Immédiatement, ils me font confiance.